le mag du piano

Interview

Gabriel Durliat

par M P

Gabriel Durliat Lettrineous avez remporté le Piano Campus d’Or 2022 ainsi que de nombreux prix spéciaux, dont le prix Jejouedupiano.com. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?

Le concours Piano Campus est un événement unique dans le paysage des concours de piano. Tout d’abord car tous les frais (gratuité de l’inscription, transport, hébergement) sont pris en charge, ce qui est assez rare pour être souligné. Ensuite car il y règne une atmosphère toute particulière qui mêle émulation positive et convivialité. Nous avons très vite sympathisé entre candidats et sommes pour la plupart restés en contact.
Le succès de ce concours tient incontestablement au travail remarquable réalisé par Pascal et Florence Escande qui ont à cœur de changer l’image du pianiste solitaire cherchant à jouer plus vite et plus fort que les autres.
Au contraire, j’ai été frappé par la diversité des personnalités parmi les candidats, tous ayant en commun une passion pour la musique et une humilité qui forcent l’admiration. Si je suis très heureux in fine d’avoir remporté le concours, je veux rendre hommage à mes collègues qui ont tout autant de mérite que moi de servir la musique avec passion et intégrité.

Vous êtes le premier français à obtenir cette distinction. Qu’est-ce que Piano Campus vous a apporté ?

Il est vrai qu’en vingt années d’existence, jamais le concours n’avait sacré un Français. Aussi, ce fut une grande joie pour moi de conjurer le mauvais sort ! La vie de musicien est ponctuée, parmi d’innombrables joies, de moments de doutes, de remises en question souvent, de découragement parfois. Recevoir la reconnaissance d’un éminent jury comme celui de Piano Campus a été fondamental dans mon cheminement en ce qu’elle m’a conforté dans l’idée que j’avançais dans la bonne direction dans mon travail.
Préparer ce concours m’a fait beaucoup progresser, mais je crois que j’ai fait encore davantage de progrès à l’issue de celui-ci pour cette raison. C’est sans parler de la visibilité que Piano Campus, qui jouit d’une solide réputation en France et ailleurs, m’a apportée. Celle-ci est très importante pour un jeune musicien et je mesure la chance d’avoir pu en bénéficier.

Jean-Sébastien Bach (arr. Thierry Escaich): L’Art de la Fugue, "Contrepoint XIV" et Gabriel Fauré (arr. Gabriel Durliat): Requiem op. 48, "In Paradisum" par Gabriel Durliat. "Scène de demain" du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris

Les concours internationaux sont-ils aujourd’hui un passage obligé pour tout jeune artiste qui souhaite s’aguerrir et se faire connaître ?

Je pense que les concours sont très utiles dans le parcours d’un jeune musicien. En premier lieu, car leur préparation fait faire beaucoup de progrès en ce qu’elle exige de pousser jusqu’au bout le processus d’interprétation : non seulement travailler des œuvres pour les jouer au mieux, mais aussi les travailler pour les jouer au mieux à un instant t et non 30 minutes plus tôt ou plus tard. Cette préparation physique, mentale et d’une certaine manière, émotionnelle est sûrement l’un des aspects les plus exigeants de notre métier.
Il est vrai également que les concours sont utiles pour se faire connaître. Je ne suis ni un professionnel des concours (j’en ai fait relativement peu) ni hostile à cette forme de jugement qui est, certes, imparfaite mais qui me semble assez juste. Quoi qu’il en soit, il faut les prendre avec la bonne philosophie. On peut jouer magnifiquement lors d’un concours et être éliminé. L’interprétation n’est par définition pas une science exacte et personne n’est au dessus de la musique. Il y a toujours de riches enseignements à tirer de ce genre d’expériences. Nous sommes ainsi ramenés à ce qui définit fondamentalement un authentique interprète : sa capacité à se remettre en question en permanence. Je trouve absolument merveilleuse la fameuse phrase de Mandela : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ».

Quel a été votre parcours musical ?

J’ai un parcours très atypique. Je ne viens pas d’une famille de musiciens bien que mes parents aient toujours eu un grand respect pour ce métier. J’ai commencé le piano à 9 ans en quasi autodidacte. J’ai néanmoins eu la chance de rencontrer un professeur de solfège au conservatoire de Bourges, ma ville natale, qui m’a enseigné très tôt l’harmonie et la direction d’orchestre. Je me suis distingué assez tôt comme compositeur en remportant un concours qui m’a permis d’être édité à 11 ans !
Je suis encore très reconnaissant de mon entourage de m’avoir laissé me développer librement sans forcer ma progression. La conséquence de cela est que je n’ai jamais joué une seule note au piano sans y prendre plaisir. De ce point de vue, je me définirais volontiers comme un amateur !
Une rencontre déterminante a été celle du grand pédagogue Denis Pascal qui m’a préparé au concours du Conservatoire de Paris, établissement que j’ai intégré à 16 ans dans les classes de piano et d’écriture puis d’accompagnement et de direction d’orchestre. Je me suis formé avec des professeurs auxquels j’aimerais témoigner ici ma reconnaissance.
En premier lieu, Hortense Cartier-Bresson à qui je dois absolument tout ce que je sais faire avec un piano et bien plus encore. Thierry Escaich également, dont l’influence a été fondamentale aussi bien dans mon développement musical que personnel. Je pourrais également citer Géraldine Dutroncy, Jean-Frédéric Neuburger, Guillaume Connesson, Nicolas Mallarte, Thomas Ospital, Thomas Lacôte… Je ne pourrai jamais assez remercier tous ces grands musiciens pour ce qu’ils m’ont apporté et continuent de m’apporter.

Diriez-vous qu'avoir étudié très jeune l’harmonie et la direction d’orchestre a été déterminant dans votre développement musical ?

Oui, absolument. Je me souviens avoir été attiré par le piano avant tout pour sa dimension polyphonique, importante aussi bien pour improviser que pour réduire des partitions d’orchestre. À la différence de beaucoup d’instruments, le timbre du piano est somme toute assez neutre. La magie de notre instrument tient à sa capacité de suggestions et d’illusions qui est, elle, quasi infinie. Celle-ci requiert un imaginaire musical que j’ai très tôt développé au contact du répertoire symphonique.
L’étude de l’harmonie, et plus largement de la composition, m’a apporté quant à elle une forme de compréhension empirique de la « cuisine interne » du compositeur. Celle-ci a pour double effet de permettre une appropriation en profondeur de l’œuvre que l’on interprète mais aussi l’émerveillement de constater que, très franchement, on n’y aurait pas pensé soi-même !

Comment avez-vous acquis les rudiments de la technique pianistique ?

Une certaine agilité naturelle m’a permis jusqu’à un niveau assez avancé de me débrouiller avec les moyens du bord, si j’ose dire. J’ai pour cette raison toujours eu, je crois, un rapport très spontané et fusionnel au piano. C’est vers l’âge de 15 ans, tout d’abord aux côtés de Denis Pascal puis pendant cinq ans avec Hortense Cartier-Bresson, que j’ai véritablement commencé à développer ma technique pianistique et une réelle exigence à l’instrument. En somme, j’ai commencé à jouer comme un vrai pianiste !

Hortense Cartier-Bresson semble avoir occupé une place particulière dans votre évolution pianistique. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans son enseignement ?

Sans tomber dans l’emphase, je dirais que la rencontre avec Hortense Cartier-Bresson est la plus importante de ma vie. Comme je l’ai dit, je suis arrivé dans sa classe avec un solide bagage musical mais avec de nombreuses lacunes pianistiques. Avec la bienveillance et l’intransigeance qui caractérisent son enseignement, elle m’a permis de me développer et de m’épanouir musicalement et pianistiquement. Bien qu’ayant travaillé presque exclusivement avec elle pendant cinq ans, je suis frappé a posteriori par le fait que mon jeu n’est en rien une imitation du sien. Elle possède ce génie très particulier et très rare de donner à ses élèves les clés pour exprimer leur propre chant intérieur au travers d’un rapport extrêmement sain au texte et à l’instrument. La relation qu’entretient Hortense Cartier-Bresson à la musique, mélange de passion, d’humilité et d’exigence, constitue pour moi un idéal artistique absolu.

Suivez-vous une méthode de travail spécifique, pour préparer un concert, élargir votre répertoire ?

Oui, je travaille très souvent en partant de la fin ! Cela peut sembler curieux mais cette méthode me permet d’apprendre rapidement de nouvelles œuvres et de canaliser mon travail. Un peu comme si j’assemblais les pièces d’un puzzle une à une. Je crois aussi à l’importance de la détente physique pour être pleinement en résonance avec les œuvres que l’on joue. La musicalité et la technique sont deux notions que l’on oppose souvent mais qui sont en réalité totalement imbriquées. Une tension physique va souvent de pair avec une frustration musicale, et vice-versa. La technique pianistique consiste ni plus ni moins à pouvoir réaliser à l’instrument ce que l’on entend intérieurement.

Avez-vous des exigences quant à la préparation du piano pour un concert ?

Pas vraiment, en cela que je n’ai pas une idée préconçue de ce que j’attends d’un piano (tel toucher, telle sonorité…) avant de l’avoir joué. En revanche, j’aime beaucoup pouvoir dialoguer avec les accordeurs avant les concerts, leur donner mes impressions, suggérer des modifications de réglage etc… Les pianistes sont réputés pour mal connaître leur instrument et c’est bien dommage ! La facture de piano est un artisanat magnifique.

Appréciez-vous de jouer sur un instrument différent à chaque concert, avec tout ce que cela implique ?

À vrai dire, oui. Jouer un piano que l’on connaît pas, malgré la capacité d’adaptation que cela suppose, est quelque chose que j’ai toujours trouvé stimulant et inspirant.

Aimez-vous jouer avec orchestre ou préférez-vous le récital ?

J’aime beaucoup les deux. Le dialogue avec un chef, des musiciens, le mélange des timbres et la confrontation d’idées musicales font du concerto un processus passionnant et très enrichissant.
Cela étant dit, le récital permet une forme d’abandon qui peut donner une puissance incomparable à l’interprétation. En réalité, j’aime par dessus tout la spiritualité et le sentiment d’élévation que l’on peut ressentir en jouant de la musique, indépendamment du format.

Vous avez été admis récemment à la Malko International Academy for Young Conductors de Copenhague, allez-vous accorder plus d’importance à cette activité dans les prochaines années ?

La direction d’orchestre a toujours occupé une place centrale dans mon univers musical et a beaucoup influencé mon rapport au piano. J’ai eu l’occasion de diriger très tôt et c’est une forme d’expression artistique avec laquelle je me suis toujours épanoui. J’ai la grande chance de me rendre régulièrement depuis septembre à Copenhague où j’ai l’opportunité de diriger beaucoup de répertoire dans le cadre de cette académie organisée par le Danish National Symphony Orchestra.
Ces derniers temps, je me suis posé beaucoup de questions sur les priorités à avoir : me consacrer entièrement au piano ? À la direction d’orchestre ? Consacrer plus de temps à la composition ? Puis je me suis avisé que n’ayant pas de problème à concilier tout cela jusqu’à présent, je n’avais pas encore à choisir. Quoi qu’il en soit, il est certain que ma pratique de la direction d’orchestre fait de moi un meilleur pianiste, et mon travail pianistique un meilleur chef.

Trouvez-vous encore le temps de composer ?

Je n’ai pratiquement rien composé durant mes années au Conservatoire. Cependant, je travaille actuellement à un projet autour de l’Art de la Fugue de Bach qui concilie interprétation et composition. J’ai en effet imaginé articuler les contrepoints de ce cycle aussi génial qu’exigeant par des interludes en style libre basés sur le B.A.C.H. L’aboutissement de ce travail étant de composer la fin du contrepoint XIV, laissé inachevé par Bach, où progressivement le style sévère de son écriture se déliterait avec des réminiscences de mes interludes pour finir dans une sorte de chaos cosmique ! Work in progress…

Comment imaginez-vous votre vie de musicien dans les prochaines années ?

De mille façons différentes. Certainement en continuant d’avoir une activité diversifiée qui me permette de conserver le sentiment d’urgence qui me stimule beaucoup artistiquement.
Parmi les horizons que je n’ai pas encore explorés, j’aimerais beaucoup expérimenter la direction depuis le piano, voire créer un orchestre de chambre dans cette optique et l’enseignement qui constitue probablement la plus belle forme de partage de son art qui soit. En tout cas, que ce soit devant un piano, un podium ou une feuille de papier à musique, je me souhaite de continuer à apprendre, progresser et conserver intact le bonheur de faire de la musique.

 


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