le mag du piano

Interview

Timofei Vladimirov

par M P

Timofei Vladimirov Lettrineous avez remporté cette année le 1er prix au concours international Piano Campus et de nombreux prix spéciaux (dont celui décerné par notre site). Comment décririez-vous cette expérience ?

Pour moi, ce concours, comme toute autre, est avant tout un combat contre moi-même, c’est une chance de me dépasser et d’apprendre quelque chose de nouveau, de travailler un nouveau répertoire, d’acquérir une expérience précieuse. Tout récemment, malheureusement, j’ai été privé de l’opportunité de poursuivre les cours avec mon professeur vénéré – le professeur émérite de Russie Mira Marchenko. C’était mon premier concours, dont la préparation n'était pas sous sa direction, ce qui était pour moi une sorte de test: allais-je pouvoir me préparer sans son aide pour un si grand événement ? Psychologiquement, cela constituait une étape très importante. Grâce à ce concours, j’ai visité la France pour la première fois de ma vie, et maintenant je souhaite revenir dans ce beau pays encore et encore. Pendant le concours, je me suis lié d’amitié avec de nombreux jeunes musiciens merveilleux venant du monde entier – nos échanges continuent de m’inspirer. Après les épreuves, tous les participants ont également pu profiter des précieux conseils et recommandations des membres du jury, ce qui nous aide beaucoup dans notre évolution. Cette victoire a bien sûr été un surprise pour moi car mes rivaux étaient des musiciens très intéressants et brillants. Ce premier prix ainsi que les prix spéciaux (dont cette belle opportunité d'interview) m’ont permis de commencer à me produire en France dans différents lieux, tels que le festival d’Auvers-sur-Oise, Piano au Musée Würth et le festival Piano Campus. C’est une expérience très précieuse et je suis impatient de poursuivre cette série de concerts et espère qu’ils apporteront une grande joie au public et à moi-même.

Medtner Sonate Tragique op.39 n°5 & Rachmaninov Concerto n°2 op.18 (1er mvt) avec l'Orch. Symph. du CRR de Cergy-Pontoise dirigé par Benoît Girault.
Timofei Vladimirov (piano). Enregistré au Concours International Piano Campus 2020.

Comment choisissez-vous votre programme pour un concours ? Pourquoi par exemple avez-vous joué une oeuvre de Georgi Catoire (1861-1926) plutôt que celle d’un autre compositeur russe plus connu ?

Selon le règlement du cours, au premier tour nous devions présenter trois oeuvres majeures de trois époques différentes: baroque ou classique, romantique, et romantique tardif ou moderne du 20ème siècle. Hormis cela, une charmante pièce de Germaine Taillefere était imposée. Pour ce premier tour, j’ai choisi mes oeuvres préférées, sur lesquelles nous avons travaillé avec mon ancien professeur Mira Marchenko: la Fantaisie chromatique et fugue de J.S Bach, la Toccata de Robert Schumann et la Sonate Tragique de Nikolai Medtner. Pour le second tour, nous devions préparer le premier mouvement du 2ème concerto de Rachmaninov et une création pour piano et orchestre du compositeur contemporain Fabien Waksman. Et en complément, un programme libre pour piano seul de dix minutes. Pour ce programme, j’ai choisi des oeuvres de styles différents de ceux du premier tour afin de proposer la plus grande diversité de répertoire possible. J’ai joué une pièce brillante: l’Etude n°1 « Triple Etude d’après Chopin » tirée du cycle « 12 études dans les tons mineurs » de Marc-André Hamelin (un pianiste virtuose canadien et compositeur), composée d’une ingénieuse combinaison contrapuntique de trois études de Chopin en la mineur. Et trois pièces de l’opus 10 de l’extraordinaire (mais encore peu connu) compositeur russe de l’Age d’argent, Georgi Catoire. Sa musique trouvera à mon avis son public et mérite beaucoup plus d’attention. J’ai considéré qu’il était de mon devoir de profiter de cette opportunité pour la jouer dans un concours international. Le lien entre ces oeuvres tient au fait que Marc-André Hamelin est l’un des premiers musiciens majeurs à avoir enregistré une part significative de l’oeuvre de Catoire. Ce pianiste a toujours été très intéressé par la musique russe de l’Age d’argent et a consacré beaucoup de temps à l’étude d’oeuvres encore inconnues. A cet égard, il est très proche de mon ancien professeur - Mira Marchenko, qui elle aussi s’est attelée à la découverte de nouvelles oeuvres intéressantes. Ses élèves ont notamment joué pour la première fois dans notre pays des compositeurs tels que Mieczysław Weinberg, Alexander Lokshin, Georgi Catoire, Germaine Tailleferre, Sergei Bortkevich, William Gillock et bien d’autres.

Quel est votre répertoire de prédilection ?

Tout d’abord, je dois dire qu’à mon avis, plus le répertoire est varié mieux c’est. Lorsque vous travaillez simultanément des oeuvres d’époques et de styles différents, cela développe grandement votre imagination et aide à maîtriser une large palette sonore, pour rendre toutes les subtilités du langage du compositeur. Cela m’a été enseigné par mon ancien professeur, Mira Marchenko, qui prenait le plus grand soin pour constituer le répertoire de ses élèves, en éliminant nos lacunes et en aidant à révéler la personnalité de chacun. Par conséquent, je peux dire que mon répertoire de prédilection est un répertoire varié ! Bien sûr, la musique de certains compositeurs m’a beaucoup influencé au fil des années. Celle de Bach, Mozart et Chostakovitch. En musique, je suis particulièrement attiré par la stricte harmonie de la forme, le lien et la parenté profonde de tous les éléments, le naturel et la diversité du développement à plusieurs niveaux et le sens des proportions. Peut-être est-ce pour cette raison que j’aime tant ces compositeurs. Ces derniers temps, je me suis beaucoup intéressé à la musique des compositeurs de la deuxième moitié du 20ème siècle ainsi qu’à la musique contemporaine. Cela aide beaucoup à dépasser les limites habituelles de la perception et de la compréhension de la musique et, en plus, c'est vraiment très beau !

Comment tout a commencé pour vous ?

Je suis né à Oufa, une ville de l'Ouest de la Russie. Mes parents sont physiciens, tous mes proches sont soit physiciens, soit mathématiciens, j’étais donc prédestiné à être également physicien ou mathématicien. Je dois dire que ces sciences m’ont toujours beaucoup intéressé, même dans la petite enfance j'aimais lire des manuels de physique, de chimie et de mathématiques, et jusqu'à mes 15 ans (jusqu'à ce que j'entre à l'Ecole centrale de musique de Moscou) je ne savais pas qui je deviendrai dans le futur et quelle profession je choisirai. Cependant, mes parents étaient également de grands amateurs de musique, et lorsque j’ai montré un talent musical, ils m’ont soutenu dans cette voie. À l'âge de cinq ans, j'ai commencé à jouer du piano et à composer de la musique, à l'âge de six ans, je suis entré en première année du collège spécial secondaire de musique de notre ville. J'ai eu beaucoup de chance, mon professeur était le représentant émérite de la culture de la République du Bachkortostan, un musicien merveilleux et une personne très gentille, Tatyana Pogodina. Elle a consacré beaucoup de temps à ses élèves et en neuf ans (j'avais étudié à Oufa jusqu'en 2016) nous sommes devenus très proches. À l'âge de six ans, j'ai commencé à participer à des concours de musique (en tant que pianiste), en 2012 j’ai reçu une bourse de la Vladimir Spivakov International Charity Foundation et j'ai commencé à donner des concerts, un an plus tard, j'ai fait mes débuts avec l'Orchestre de chambre Virtuosi de Moscou sous la direction du Maestro Spivakov. Je suis entré à l'École centrale de musique du conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Et le plus important est que le professeur émérite de Russie Mira Marchenko - l'un des meilleurs professeurs de piano au monde, qui a formé les lauréats des concours internationaux Alexandra Dovgan, Simon Karakulidi, Alexandra Stychkina, Varvara Kutuzova, Valentin Malinin et bien d'autres, - est devenu mon professeur ! Mira Marchenko est elle-même une excellente pianiste, lauréate de concours internationaux, mais elle s’est consacrée à l'enseignement et enseigne à l'École centrale de musique depuis plus de 30 ans. Pendant mes études dans sa classe, elle m'a beaucoup appris, chaque leçon s'est transformée en une sorte de découverte merveilleuse (grâce à son sens génial de la musique), elle a toujours fait faire à ses élèves l'impossible, par exemple, apprendre un concerto en quelques jours. Elle donne toute son énergie à enseigner et aide toujours dans les situations difficiles. En seulement six mois, Mira Marchenko m'a préparé pour le Concours international de piano Vladimir Krainev, où j'ai reçu le Grand Prix (2017), après quoi j'ai eu l'occasion de me produire dans les plus grandes salles de concert de Russie, de collaborer avec l'Orchestre Philharmonique National de Russie sous la direction de Vladimir Spivakov, de l'Orchestre d'État de Russie Svetlanov, de l'Orchestre Philharmonique de Moscou, de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, de l'Orchestre de chambre de Moscou Musica Viva, de l'Orchestre National des jeunes de Russie et de nombreux autres ensembles. Maintenant, je suis étudiant en troisième année au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, j'étudie dans la classe de l'artiste émérite de Russie, le professeur Andrey Pisarev.

Dans votre enfance, quel était votre travail technique quotidien ?

La technique est l'art de maitriser un instrument. Votre technique dépend directement de la façon dont vous entendez la musique en vous. Par conséquent, les cours de piano sont pour moi un processus de recherche. Dans mon travail, j'essaie d'éviter de répéter de manière primitive des passages difficiles ou de jouer des exercices techniques sans réfléchir. Il est beaucoup plus important, à mon avis, d'essayer de pénétrer le plus profondément possible dans le secret du texte musical, de révéler l'intention de l'auteur, de parvenir à entendre le plus clairement possible tous les niveaux du développement musical. Les mains pourront jouer tout ce que les oreilles peuvent entendre clairement et que l'esprit comprend. Bien entendu, les mains doivent être très souples et doivent être prêtes à réagir instantanément à toute intention musicale. Mais cela ne peut être réalisé qu'en exigeant constamment de soi-même, de manière aussi responsable et prudente que possible, d'écouter chaque note et de comprendre toute la structure de la musique. Alors et seulement alors, votre technique commence à se développer dans la bonne direction et connecte étroitement et de manière flexible l'audition et le mouvement établi. Dans mon travail, j'essaye de me laisser guider par cela.

Est-ce que cela a évolué avec le temps ?

Beaucoup de choses ont changé en 2016 lorsque j'ai commencé mes études à Moscou. Mon programme de concerts est devenu très intense et grâce à cela mes cours sont devenus beaucoup plus efficaces et j'ai dû apprendre à mémoriser des oeuvres très rapidement (apprendre un concerto avec orchestre en 2-3 jours) et à être prêt pour les jouer. Bien sûr, ce fut une expérience très enrichissante pour moi, car cela me donne les compétences nécessaires et me prépare à ma future vie de concertiste.

Quels sont selon vous les principales caractéristiques de l’école russe qui sont transmises de génération en génération ?

Je ne diviserais pas l'espace musical en écoles russe et autres, car dans le processus de formation des traditions créatives depuis des siècles, il y a eu un échange d'expériences intensif entre musiciens de différents pays: les musiciens russes ont souvent appris de maitres européens qui ont vécu et enseigné en Russie, et dans d'autres cas, les musiciens étrangers ont appris des Russes. Par conséquent, je pense qu'il existe un seul espace musical commun. Mais si nous parlons des priorités musicales qui se sont développées en Russie, je dois tout d'abord citer la grande sincérité musicale. Pour les compositeurs russes comme pour les interprètes russes, depuis des temps immémoriaux, le principe le plus important a été la profonde sincérité de l'expression musicale. Un vrai musicien russe ne peut pas être indifférent à la musique qu'il interprète, ne peut pas rester distant dans le processus d'exécution. Chaque fois qu'un musicien russe se produit, il doit le vivre du début à la fin, pour chaque note, doit analyser et comprendre très profondément la structure de la pièce, doit avoir une vision globale et une pensée musicale la plus large possible. Cela conduit à des exigences très élevées pour le son: le son d'un musicien russe doit être très profond, beau, expressif, et doit contenir une sorte de mystère. Parmi les pianistes, de nombreux maitres de différentes époques possédaient ces qualités: Rachmaninov, Sofronitsky, Gilels, Berman, Sokolov, Berezovsky et bien d'autres.

Quel est l’impact de la pandémie de Covid sur votre activité ?

De mi-mars à fin août, nous avons strictement observé le régime de confinement et sommes restés chez nous. Pour la première fois, nous avons l'opportunité d'arrêter cette poursuite insensée et de réfléchir sur notre vie, nos valeurs. Pour la première fois, j'ai compris ce qui était vraiment important pour moi et ce qui n'était qu'une phrase dénuée de sens. De plus, de nombreux musiciens, en l'absence de concerts, ont pour la première fois eu l'occasion d'étudier calmement ces œuvres dont nous rêvions depuis longtemps, d'élaborer tous les détails et nuances de l’interprétation. Je pense que l’impact est très positif de ce point de vue. Bien sûr, nous souhaitons tous de tout cœur que la maladie disparaisse le plus rapidement possible, que tous les êtres humains soient en vie et en bonne santé. Je suis sûr qu'après cela, nous valoriserons notre vie quotidienne bien plus qu’auparavant.

Quels sont vos projets ?

Le projet le plus important est de me développer constamment, d'étudier un nouveau répertoire, de communiquer la joie à d'autres personnes avec une musique merveilleuse. Il y aura un grand nombre de concerts en Russie et à l'étranger, car, en raison de la pandémie, certains d'entre eux ont été reportés à cette saison et à la prochaine. Bien sûr, j'ai l'intention de participer à plusieurs grands concours internationaux de musique – à notre époque, c'est en tout cas nécessaire. De plus, j'aimerais continuer à composer de la musique, depuis 2019 j'étudie la composition au conservatoire de Moscou sous la direction d'un compositeur et professeur hors pair, Alexander Koblyakov. Actuellement, je travaille à la composition d'une sonate pour piano, d'un trio à cordes et d'un cycle vocal.

De quelle manière le fait de composer enrichit votre approche en tant qu’interprète ?

Certes, composer de la musique m'aide beaucoup dans mon travail d’interprète. Cela m’aide notamment à analyser les œuvres des autres, à comprendre leur forme de l’intérieur, comment elles sont organisées, comment les différents thèmes sont interconnectés, comment les différents niveaux de développement interagissent, etc. Et, bien sûr, il y a aussi une réciprocité: interpréter aide à la composition, car lorsque je joue moi-même une œuvre d'un grand compositeur, je m'y plonge profondément, j'analyse, j'essaie de comprendre pourquoi le compositeur a écrit précisément de cette façon et pas autrement. Et j'en tire des enseignements utiles et intéressants pour moi-même. J'essaie d'apprendre quelque chose et par la suite cela a une très bonne influence sur mes propres compositions.

 


haut de page