le mag du piano

"Ma charmante et parfaite interprète". Henriette Faure (1904-1985)

par Frédéric Gaussin

 

 

Révéler pour la première fois la totalité des œuvres pour piano solo de Maurice Ravel (1875-1937) au cours d’un seul et même récital : c’est par ce haut fait d’armes qu’une interprète de 18 ans encore tout à fait inconnue de la critique parisienne se signala brusquement à l’attention du monde musical, le vendredi 12 janvier 1923[1].

 

Au cours des mois précédents, la jeune téméraire, nommée Henriette Faure, Premier prix du Conservatoire de Paris, avait eu le privilège de monter cet exigeant répertoire sous la direction du compositeur en personne à Montfort-l’Amaury. Dans un témoignage intitulé Mon maître Maurice Ravel rédigé l’année du centenaire (1975), la pianiste a décrit le détail de cette collaboration exceptionnelle, excédant la simple description de l’individu pour envisager, en artiste de métier, « l’éthique et les volontés interprétatives » du musicien[2].

 

En lui-même, ce livre préfacé par le Premier Grand Prix de Rome Pierre Petit[3] n’est donc pas une « biographie de Ravel, pas plus qu’une étude complète de son œuvre ». « D’éminents critiques, musicographes, écrivains se sont acquittés de cette tâche avec le maximum de connaissance et de talent ». « J’ai voulu seulement », précise l’auteur, y « traduire l’emprise que peut exercer sur la vie d’un être humain un amour cérébral et métaphysique, et la fertilité d’un souvenir spiritualiste sans cesse alimenté de lui-même et par lui-même, alors que les souvenirs des hommes et de leurs agissements s’estompent, perdent de leur substance et de leur signification. J’ai voulu dire aussi combien la réflexion constamment alimentée à une source très riche peut donner intérêt et utilité à un labeur sans cesse renouvelé. J’ai voulu enfin que les générations qui vont suivre, si elles s’adonnent à la lecture de cet ouvrage et de certains passages évocateurs de l’enseignement de Ravel, comprennent très exactement la marque de son style propre et s’y soumettent avec une obéissance sans dérogation[4] ». Organisé en douze chapitres, l’ensemble s’enrichit d’une chronologie des œuvres et d’une réflexion sur la postérité artistique du compositeur[5].

 

Appuyée sur des documents d’archives inédits, cette brève mise au point souhaiterait éclairer le parcours d’Henriette Faure, son apprentissage auprès de Maurice Ravel ainsi que la nature de son legs pianistique, d’une valeur indéniable.

 

Fille de Jean-Baptiste Faure (1872-1963), un médecin originaire de Rouvenac (Aude), lieutenant-colonel au sein Service de santé des armées, et de Claire Lavit (1879-1971), elle-même fille de médecin et petite-fille de médecin-militaire[6], Henriette Faure naît en Avignon le 23 mars 1904 dans une famille grandement marquée, comme on le voit, par sa tradition : l’union du sabre et du caducée[7]. La précision n’a rien d’anecdotique. Ainsi qu’elle le confia à un médecin officier de marine en 1978, la pianiste hérita de ses ancêtres « une conception singulière du dévouement, une inclination pour le labeur et la discipline soit une forme de rectitude morale, en somme, portée par la volonté naturelle de servir et la capacité de se plier aux exigences d’un idéal supérieur » – vertus et qualités dont son art prôna l’exemple, et que son frère devait incarner au nom de la République Française. Si elle fut, de fait, l’aînée d’Edgar Faure, le célèbre homme d’Etat[8], Henriette Faure n’a toutefois aucun lien de parenté avec son confrère l’accompagnateur et pédagogue Maurice Faure[9].

 

Auprès d’une mère présentée comme indifférente au piano, la jeune fille grandit à Béziers, à Verdun puis Narbonne au gré des affectations paternelles successives[10]. Dans ses mémoires, consignés pour un usage strictement personnel au soir de sa vie, l’artiste se remémore d’une manière touchante les premiers temps de son éducation musicale[11] :

 

 « C’est dans un parc public de la ville de Béziers que, encore très petite enfant, j’eus l’occasion et l’avantage d’apprendre les notes de musique. Dans ce beau jardin, surnommé le Plateau des poètes, un très vieux monsieur prenait le soleil sur une chaise de fer avoisinant un banc tout en gardant son petit-fils qui était mon compagnon de jeux. Ce monsieur était le Maître Camille Saint-Saëns. Dans l’allée bordée de buis, muni d’une longue canne élégante, il traçait pour nous des lignes et des ronds qui figuraient des portées de musique et des notes. Nous devions donner leur nom à chacune de ces notes. La grande joie, pour nous, était que la terre sablonneuse fût encore humide d’une pluie précédente afin que les lignes et les ronds soient plus nets. Après, il nous fallait chanter ces notes, tout cela en plein air, avec comme unique diapason la voix chevrotante du vieux musicien. C’était pour nous un jeu passionnant […] ».

 

« A Narbonne, on trouva pour moi le ‘meilleur’ professeur [de piano] de la ville. Il s’appelait monsieur Fabre [et avait été l’élève de Louis Diémer]. Je lui fut présentée et lui jouai mes petits morceaux appris à Verdun [pendant la guerre]. Mon amour de Schumann éclatait, visiblement… Mais ce quidam ne s’arrêta pas à mes rêves et à mes nostalgies : il me fit faire des gammes et des exercices et me dit que si je voulais jouer un morceau convenablement, en en tirant le vrai caractère, la beauté, la puissance et la vérité, mes doigts devaient être bien solides et bien rangés sur les touches, sans irrégularité ni dépassement. De cela, je lui garderais toujours un gré infini. Czerny n’était pas drôle. Les gammes et les arpèges non plus. Mais il y avait ce bon Clémenti, qui sut écrire avec tant d’élégance et de relief des pièces de piano qui rendaient non seulement les doigts rapides et expressifs, mais faisaient la main droite solide sur le clavier, le poignet souple sans mollesse, sauvegardant et développant la musicalité. Après trois années et plus de travail très assidu, j’abordai bientôt le répertoire classique et romantique : Bach, Mozart, Beethoven, Liszt, et Chopin auquel je n’adhérai pas en expressivité, mais que je jouai habilement[12] ».

 

Constatant les progrès de son élève, M. Fabre sollicite pour elle une audition à Paris auprès de Louis Diémer[13]. Avec force détails, Henriette Faure narre ici l’angoissant périple que constituait alors, pour une famille venue de province, « en ces temps reculés où le téléphone était presque inexistant et où [s]es parents étaient encore séparés par la guerre », ce voyage jusqu’à la capitale que compliquaient bientôt les difficultés de se loger, de se nourrir et de se déplacer[14].

 

Au « grand maître du piano et du clavecin » qui la rencontre à son domicile[15], la pianiste, sur l’Erard de concert qui lui est désigné, joue le premier mouvement du Concerto en mi mineur de Chopin. Diémer, reconnaissant en elle « une nature », la confie aussitôt à son ancien élève Armand Ferté[16] qui s’applique à la faire entrer au Conservatoire en court-circuitant le degré réservé aux commençants. Comprenant, sans abandonner ses gammes, que le piano est toutefois « suffisamment pourvu de marteaux pour que ses doigts ne soient pas encore des marteaux auxiliaires », Henriette Faure s’exerce dans la méthode de Delioux « en traitant le clavier comme une pâte à pétrir[17] », développant « le legato et l’enfoncement du clavier qui sont la marque infaillible du vrai pianiste[18] ».

 

Pour son concours d’entrée, elle prépare l’Andante et le Finale de la Sonate Appassionata de Beethoven, Venezia e Napoli de Liszt et la Berceuse de Chopin, le choix du morceau présenté durant l’épreuve revenant aux membres du conseil d’examen :

 

« Après l’attente générale (dans un pavillon vitré sur la cour), j’entrai à l’appel de mon nom par une double porte à tambour dans l’arène des suppliciées. Très intimidée par tout l’appareil du jugement – grande table en fer à cheval où trônait le jury, estrade avec piano pour la victime – je commençai sur l’injonction du président à jouer l’Andante de l’Appassionata. Après quelques lignes seulement, j’entendis la fameuse sonnette grêle qui fait battre le cœur des plus courageux, avec une injonction nouvelle : ‘Prenez le final’. Je fus arrêtée au bout de deux pages… et je sortis désespérée ! [croyant à mon élimination] Ce désespoir était le fait d’un malentendu. Je ne savais pas qu’il y avait dans ce jury un petit homme myope aux cheveux blonds, presque albinos, et qu’on a bien connu. Un pianiste et un musicien d’une finesse qu’on retrouvera difficilement, et d’une intelligence indiscutable. C’était Lazare-Lévy. Il avait dit de moi, dans le jury : ‘Ses dons tombent sous le sens. Inutile d’insister, on la prend’[19] ».

 

A l’école de la rue de Madrid, où elle appartient désormais officiellement à la classe, l’une des dernières, de Louis Diémer, Henriette Faure connaît une progression rapide et régulière. Récipiendaire d’un Premier accessit en 1918 (devant Eliane Zurfluh et Germaine Thyssens)[20], elle remporte un Second Prix en 1919[21] et conquiert la « récompense suprême » à l’issue du concours de l’été 1920[22], si bien qu’elle demeure l’une des premières lauréates issues de la classe supérieure de Marguerite Long, nouvellement promue, à laquelle Gabriel Fauré venait de confier la succession d’un Diémer mort six mois plus tôt[23]. Dès lors, les portes de la carrière lui étaient ouvertes.

 

Le 21 mars 1921, Henriette Faure fait ses débuts de soliste sur la scène des Agriculteurs (8, rue d’Athènes), louée pour l’occasion à grands frais – ses frais personnels, comme il était d’usage[24]. Le 7 avril suivant, s’associant à ses camarades pour jouer le Quintette de Pierné, elle prend encore part, modestement, à un exercice d’élèves au Conservatoire[25] (le même soir, le grand Mark Hambourg se produit à la salle Gaveau). Or le 26 mai, la jeune pianiste, « 17 ans, Premier Prix du Conservatoire de Paris », tient non moins humblement son clavier le temps d’un numéro monté en l’hôtel du Lyceum-Club de France, aujourd’hui démoli[26], entre la revue en un acte – Sur la pointe des pieds – que l’acteur Fernand Depas présente avec son épouse Magdeleine, « de l’Opéra-Comique », et Le Petit Cien-Cien, cette « comédie de M. Charles Esquier, inédite », à laquelle son titre impérissable donnait sans doute quelques droits à la postérité[27]... Quelques semaines plus tard, Henriette Faure accompagne le baryton Paul Parmentier dans l’ancien amphithéâtre de la Faculté de médecine où l’Association des carabins a désormais son siège[28]. Elle y partage l’affiche d’un programme Debussy avec son aîné Marius-François Gaillard qui se produit en solo[29].

 

Aussi, ce n’est pas la « haute réputation » qu’elle s’était acquise en France, en province ou à Paris, à l’étranger moins encore ; ce ne sont donc pas les suffrages ralliés sur son nom qui auraient à ce moment pu convaincre Jacques Hébertot d’engager Henriette Faure au Théâtre des Champs-Elysées pour qu’elle y donnât l’œuvre entier de Maurice Ravel au cours d’un récital de deux heures. Il fallait bien là, en effet, « un amour intense et une volonté indomptable » pour imposer ce projet inédit – sinon, à cet âge, « insensé ».

 

 « Mon rêve », explique l’intéressée, « était de jouer l’œuvre de piano de Maurice Ravel pour exprimer, si possible, une admiration profonde, un attachement sans faille à la musique du grand compositeur. Quand on a 17 ans, seul un amour intense et une volonté indomptable peuvent permettre et soutenir une tâche pareille. Restait pourtant l’essentiel, c’est-à-dire l’accord tacite, l’approbation et le soutien de Ravel lui-même… ». Dissuadée par Jacques Durand et Lucien Garban d’approcher le compositeur (sur lequel, à l’en croire, ces fidèles veillaient plaisamment)[30], Henriette Faure prend tout de même le parti d’écrire sans manières à Maurice Ravel. Le 30 octobre 1922, elle reçoit cette carte postée d’Italie :

 

      « Mademoiselle Henriette Faure, Avenue Gambetta, 37, Paris 20e

 

       Milano 30 / 10 / 22

 

       Mademoiselle,

 

     Je vais passer quelques jours à Venise et reviendrai à Paris dans une semaine. Voulez-vous avoir l’amabilité de me faire savoir à quel moment de la journée je pourrais vous trouver, et si vous avez le téléphone me donner votre numéro. Veuillez adresser à l’Hôtel d’Athènes, 21 rue d’Athènes, en priant de ne pas faire suivre. Je vous prie de croire à mon plus distingué sentiment.

 

       Maurice Ravel »

 

 

« Je tenais en tremblant dans mes mains cette carte banale, agrémentée de cette écriture extraordinairement fine, élégante et volontaire, et j’étais confondue par tant de simplicité. Je devais me souvenir, toujours, de cette simplicité dans ma carrière, au cours d’attentes parfois bien longues dans les bureaux de directions de radios ou de sociétés symphoniques, en présence de la supériorité affichée de personnages-clés qui condescendaient à me faire l’aumône d’un peu de leur présence et de leur attention…[31] ».

 

 

« Ce fut au cours d’une fin d’après-midi, vers 16 h 30, que Maurice Ravel en personne s’éleva comme un Dieu, dans l’ascenseur le plus prosaïque qui soit, jusqu’à notre cinquième étage [de notre appartement de l’avenue Gambetta, en face du cimetière du Père-Lachaise] où j’habitais avec mes parents et mon frère. ‘Est-ce bien ici que demeure Mademoiselle Faure ? Je suis Monsieur Ravel’. En entendant ces mots magiques, je me précipitai au devant de mon visiteur.

 

 

Toute la famille se groupa solennellement […] et notre vieille bonne se mit en devoir de préparer du thé. La tasse en mains, Ravel parut très soucieux de savoir s’il allait boire du thé de Ceylan ou du thé de Chine… Aussitôt après, il me dit : ‘M. Jacques Durand m’a parlé de vous, je vous écoute’. Je commençai alors à lui jouer les Valses nobles et sentimentales. Il était assis, il se leva, se tint près du piano et m’infligea un supplice qu’un demi-siècle n’arrive pas à me faire oublier, m’arrêtant continuellement, me reprenant dans les moindres détails pour une respiration, un silence, une pédale, une inflexion… et au fond de tout cela, comme une horloge au fond d’un couloir, ses inexorables ‘1, 2, 3… 1, 2, 3…’ C’était épuisant. Il fallait intégrer la fantaisie dans la rigueur et donner du rêve ou de l’élégance dans le maximum de rythme et de précision. Ce martyre dura près de deux heures et demie.

 

 

‘Bon !’ me dit-il à la fin, ‘Si vous voulez que je vous fasse travailler les autres pièces, pourriez-vous venir chez moi ?’ – A Montfort ? […] – ‘Oui’, répondit-il, ‘à Montfort’. Il retrouva immédiatement son attention aux détails et se mit à décrire les modalités de mon transport, car en ce temps la voiture était une chose très rare. ‘Voilà, vous partirez le matin vers huit heures, vous prendrez, aux Invalides, le train qui vous amènera à 9 heures à Montfort. Là, vous prendrez un car, qui au bout de 10 minutes vous arrêtera devant le Belvédère : ma maison. On travaillera, on déjeunera, on travaillera encore, et puis vous prendrez le car de 17 h 45 qui mènera au train de 18 h pour Paris’. Quel conte de fées… Des heures chez Ravel, des déjeuners chez Ravel… alors que quelques jours avant je n’imaginais pas la joie de l’apercevoir.

 

 

J’ajoutai, toute tremblante de voir se briser le miroir magique : ‘Quel jour voulez-vous ?’ – ‘Quand vous voudrez’, me dit-il ! Je n’exagère rien : Ravel était là, devant moi, tout petit, tout simple dans son imperméable gris, et il semblait n’avoir rien à faire que de m’attendre…[32] »

 

 

C’est ainsi qu’Henriette Faure devint l’élève du compositeur. Elle relate, dans son livre, ces « grandes heures de leçons » reçues « tel un viatique » : le transport, l’arrivée jusqu’au Belvédère, la conscience manifestée par Ravel dans l’exercice de son professorat et son application de jeune disciple à mettre ses directives en pratique.

 

 

« Ravel m’avait dit en me quittant chez moi : ‘Nous sommes en septembre. Si vous voulez que votre concert soit bien prêt en janvier, il faudrait venir chez moi deux à trois fois par semaine’. Et le miracle s’accomplit dans la lumière d’une arrière-saison pleine de soleil… Voici la gare des Invalides, le train pour Montfort et l’autocar qui mène au Belvédère. Deux, et quelquefois trois fois par semaine, je v[en]ais passer la journée chez Ravel. Je sonnais toujours le cœur battant à la porte du Belvédère. Quand j’entrais, Ravel n’arrivait pas vers moi : il était là, avec sa même expression, ses mêmes gestes, de sorte qu’il paraissait définitivement inscrit dans ses propres murs […] Il m’accueill[ait] toujours très courtois et un peu embarrassé. Et chaque fois le rite se déroulait. Une petite promenade dans Montfort, le cimetière et le cloître, et la visite longue et minutieuse de son jardin qu’il adorait. En silence, il me condui[sai]t à son balcon, ce balcon qui est devenu légendaire et d’où l’on a une vue magnifique sur toute la plaine […].

 

 

Jamais, durant ces mois, Ravel ne se départit de sa ponctualité aux rendez-vous qu’il m’avait fixés, sauf une seule fois où il avait été obligé de quitter Montfort […] C’était un compagnon charmant, d’une politesse, je dirais même d’une gentillesse exquise. Quand il disait : ‘Nous allons travailler’, son visage prenait une expression toute différente, tendue, soucieuse, volontaire et assez recueillie.

 

 

Dans l’enseignement qu’[il] me donna sur toutes ses œuvres de piano, nous n’avons pas procédé par ordre chronologique, bien que cet ordre chronologique fût intégralement respecté dans le programme que je devais donner au Théâtre des Champs-Elysées, comme il le fut par la suite dans tous les concerts Ravel que j’ai été appelée à donner. Mais pour cette préparation, c’est moi-même qui chois[it] chaque fois le programme que je devais lui apporter. J’avais commencé par les pièces les plus importantes, ou du moins, par celles qui me parurent être des recueils. Il me plairait, pour la relation que je vais faire de ce travail, que fût respecté l’ordre ainsi établi : Valses nobles et sentimentales, Gaspard de la nuit, Miroirs, Sonatine, Tombeau de Couperin, Prélude, Menuet antique, Menuet sur le nom de Haydn, Pavane pour une infante défunte, Jeux d’eau, Ma mère l’Oye[33].

 

 

Son enseignement de ses œuvres était concis, minutieux, exigeant, et en même temps d’une clarté qui se serait imposée à quiconque. Mais il voulait la réalisation immédiate jusque dans les moindres détails, et pas un de ces détails n’était laissé au hasard. Il était nerveux et rapide dans ses déplacements et son jeu. Il annotait rarement, mais il montrait beaucoup et il parait sa musique d’une manière très persuasive. Dès les deux ou trois premiers accords plaqués par lui, on sentait ce que j’appelle la ‘griffe’ Ravel. Il avait des brusqueries, de secrètes violences, des arpèges cinglants, des crescendo étranglés. Il avait aussi une manière de faire flotter les sons (il appelait cela ‘du plané’)[34] et de frapper les accords en répandant dans l’atmosphère une sorte d’écho ombré. Mais s’il lui appartenait en propre la soudaineté de passagères bourrasques succédant à une mélodie transparente, nul ne pouvait comme lui commander l’unité d’expression ou l’impression de toute une pièce [dans laquelle], d’un bout à l’autre, avec une discipline de fer, le mouvement, le phrasé et les proportions ne dérog[eai]ent pas d’un fil.

 

 

Que d’heures de travail j’ai passées chez lui […] ! J’étais tendue à craquer et comme, à tout instant, il me faisait me lever pour me montrer un passage, que cela se faisait très vite, je pensais mourir d’affolement à la pensée, d’une part, de ne pas saisir assez exactement son exemple ; et, d’autre part, de casser certains chandeliers de cristal qu’il aimait tant !

 

 

Rentrée chez moi, je travaillais comme une folle sans me soucier de la pluie ou du soleil des matins ou des soirs, avec le souci unique de faire abstraction de mon ‘moi expressif’, suivant ses directives pour faire place à une objectivité plus importante, une obéissance plus stricte à sa musique. Dans cette réclusion volontaire et laborieuse, j’ai connu un bonheur qui passe l’imagination. Autour de cette vie réglée et monacale, les mois passèrent. Septembre azuré, cuivré. Octobre triste et pur dans les ors pâles et le vent. Novembre acariâtre et sombre avec les pluies denses, les premiers feux. Décembre avec son verglas…. Combien de fois n’ai-je pas failli me rompre le cou en descendant brusquement du car devant le Belvédère, sur une route lisse comme du verre ![35] ».

 

 

Il y a lieu de croire à la satisfaction du compositeur, qui offre un jour à Henriette Faure une photographie dédicacée en ces termes : « A ma charmante et parfaite interprète Henriette Faure. Maurice Ravel, 10 novembre 1922[36] ». L’objectif final restait toutefois en vue :

 

 

« La date de mon concert approchait. Nous avions largement dépassé les fêtes de Noël et du 1er janvier, jours pendant lesquels Ravel m’avait priée de continuer mes visites régulières. Le dernier jour où je vins le voir, j’arrivai chez lui nantie d’une énorme boîte de chocolats car ma mère, femme de toutes les réalités, se désolait à l’idée de toute la peine que se donnait ce monsieur Ravel qu’il était impossible de rémunérer. Mon présent eut sur Ravel un effet magique, on aurait dit que je lui offrais un trésor. ‘Oh !, des chocolats !’ me dit-il, et, toujours avec sa précision, il ajouta : ‘Et des chocolats de chez Marquis ! Ils sont bien mieux fourrés que ceux de la Marquise de Sévigné, vous savez[37]’. Puis brusquement, il me dit en tournant légèrement la tête (un mouvement à lui) : ‘Vous avez envie de travailler, aujourd’hui ? Moi pas. D’ailleurs, il fait un temps de chien’ […] ‘Voilà ce qu’on va faire. Je reverrai avec vous Le Gibet et quelques passages évanescents de Scarbo, on fera du quatre mains, on déjeunera, et après le déjeuner on bavardera en mangeant des chocolats près du feu’ […] »

 

 

Surprise par cette « trêve » inattendue, et mue par la naïveté ou la désinvolture propres à son âge[38], Henriette Faure demande à Maurice Ravel les « adresses de ses amis », puisqu’il faut qu’elle « s’occupe de la publicité du concert et que remplir le Théâtre des Champs-Elysées n’est pas chose facile ». « Bien sûr, je n’ai pas beaucoup d’amis, mais j’ai beaucoup d’adresses », répond Ravel […] ». Ainsi, « le programme de cette journée se déroula comme l’avait conseillé, voulu, imposé Ravel. Un peu de quatre mains le matin avec Ma Mère l’Oye, et nous passâmes un après-midi assis sur de gros coussins, avec le chat entre nous, près de la salamandre, à manger des chocolats en inscrivant des adresses... Je retrouvai un Ravel bavard, curieux, prolixe de détails, me donnant chaque fois qu’on écrivait un mot le curriculum vitae du personnage. ‘Roussel ? Croyez-vous, il pense toujours à la mer. Tout son appartement est décoré en bleu soutenu !’ ».

 

 

« Le soir du concert arriva enfin. Le Théâtre était éblouissant. Dans une très grande affluence (c’était la première fois qu’un virtuose donnait en récital l’œuvre intégral de Ravel), on reconnaissait tous les grands noms de la musique de ce temps-là : Albert Roussel, Florent Schmitt, Louis Aubert, Paul Le Flem, Louis Vuillemin, le grand éditeur Jacques Durand, René Dommange, les célèbres critiques Emile Vuillermoz, Roland-Manuel. D’autres personnalités, directeurs artistiques, chefs d’orchestre, et nombre de virtuoses avec leur partition. Enfin, la foule anonyme et méfiante…

 

 

Ravel m’avait demandé une loge. ‘Surtout pas une corbeille’, me dit-il, ‘J’ai horreur de faire le guignol’. Il occupa cette loge avec Madame Jourdan-Morhange, son amie, et Edouard Ravel, son frère.

 

 

Je garde de cette soirée un souvenir de panique et de survoltage à la fois. D’ailleurs, quand on a 17 ans[39] ces deux états d’âme peuvent fort bien s’épouser l’un l’autre. Mais dans le même temps que je me trouvai dans un trou noir, j’éprouvai une lucidité décuplée. C’est-à-dire que toutes les pièces que je jouais me paraissaient être jouées par elles-mêmes, en dehors de moi. C’était moi, l’auditeur. Pour la première fois peut-être, je les entendais vraiment dans toute leur beauté. Je les écoutais, je les suivais dans leurs détours. Rarement ai-je autant eu l’impression que je ne touchais pas terre et que la musique me prenait par la main, m’entraînant dans un chemin magique. Je n’étais pour rien dans cela. C’est le secret de la musique de Ravel, quand on lui est scrupuleusement obéissant.

 

 

A l’entracte, Ravel ne vint pas. Quelqu’un dit dans les groupes : ‘Que fait Ravel ?’ Et une voix répondit près de moi : ‘Il se cache’. Mais à la fin du concert, mon demi Dieu vint me voir le premier. Il me félicita si longuement que plusieurs de mes amis, n’ayant pas compris qui il était, grognèrent sourdement contre ce ‘petit monsieur qui n’en finissait plus’.

 

 

Je n’ai rien entendu de ce qu’il me disait. J’étais dans un vague terrible, sans doute dû à la fatigue de ce grand effort, mais l’impression de plus-jamais que j’avais eue en présence de Ravel demeurait en sourdine. J’aurais dû lui répondre, j’aurais voulu lui répondre, lui dire ce que je ressentais : il n’y a de beau et de vrai que votre musique, elle me nourrit l’âme comme une prière et je la servirai avec amour toute ma vie ! Au lieu de cela, je restai debout, très bête, avec un sourire mécanique, et terriblement préoccupée par la crainte de voir se dérouler mon chignon que j’avais surchargé d’épingles dans l’heure de trac précédent le concert… Je serrai des mains, quelqu’un dit : ‘Quelle belle soirée pour un 18 [12] janvier, on se croirait au printemps !’ Le concert était passé.

 

 

Et le temps, lui aussi, passa. Les semaines. Les mois. Les années. Je donnais de nombreux récitals Ravel, des exécutions de concertos dans les sociétés symphoniques, des conférences, des émissions de radio.

 

 

Toute ma vie musicale et pianistique a été marquée par le sceau ravélien, et l’emprise de cette musique m’a bien souvent protégée contre tout ce qui est voyant, pédant, médiocre, conventionnel et inutile[40] ».

 

 

Le succès rencontré pousse Jacques Hébertot à réengager Henriette Faure le 31 mai suivant pour un programme de « Musique moderne française[41] ». Dans l’intervalle, la jeune pianiste se produit aux Concerts de Narbonne où son ancien maître, M. Fabre, dirige une formation nommée la Symphonie amicale[42].

 

 

Peu et mal distribué, Mon maître, Maurice Ravel n’a jamais été réimprimé. S’il s’avère n’avoir ni l’ampleur, ni les qualités de style qui distinguent les documents similaires (on songe surtout aux conseils d’interprétation et souvenirs que lèguent, sous diverses formes connues, Marguerite Long, Ricardo Viñes, Hélène Jourdan-Morhange, Vlado Perlemuter, Robert Casadesus et Yvonne Lefébure), le récit d’Henriette Faure n’en témoigne pas moins d’une sorte de franchise, d’une saine robustesse de ton, et, pour qui prend la peine d’éprouver leur validité au clavier, d’un soin pianistique et d’une précision véritables qui en recommandent encore la lecture aux ravéliens d’aujourd’hui. Les passages les plus intéressants ne sont d’ailleurs pas ceux où l’artiste se contente, si l’on ose dire, de propager la parole du compositeur mais ceux dans lesquels Henriette Faure confronte précisément cette bonne parole et ces exigences reçues directement du maître avec ses impressions personnelles d’alors, celles d’une interprète relativement peu expérimentée, cependant lucide et désireuse d’apprendre. C’est pourquoi nous citerons ici, en guise d’illustration, les quelques pages emblématiques de son travail avec Ravel qu’Henriette Faure consacre à Gaspard de la nuit[43].

 

 

Ondine :

 

« D’abord Ondine. J’arrivai toute fière à Montfort, brandissant une partition à laquelle mes doigtés et mes annotations en long et en large donnaient l’allure d’un Picasso… ou plutôt, d’un sous-Picasso ! Mise au piano, je commençai à attaquer Ondine : attaquer est bien le terme pour définir la virtuosité que je déployais avec joie, car j’ai toujours aimé le piano brillant tout en gardant une sonorité fine. C’est ce que je ne faisais pas, ou du moins pas assez. Aux trois quarts de la pièce, Ravel m’arrêta. Il avait son air énigmatique et je sentais en lui une sorte de protestation silencieuse.

 

Ma chanson murmurée’, me dit-il doucement[44] – et il eut un petit sourire. ‘Hé bien, ce murmure fait beaucoup de bruit’. Alors je recommençai en amenuisant la touche trop voyante de mes doigts et (oh, misère !) en prenant le concours de la pédale sourde. ‘Ça ne va pas tout à fait’, me dit-il : ‘vos triples croches ne sont pas assez incisives. Tâchez de jouer ferme et fin : continuez’. Il me laissa aller jusqu’au bout et puis il dit très discrètement, mais en pesant chaque mot : ‘Je ne peux pas grand-chose sur le plan mécanique, sur l’aspect irisant et mouvant du dessin, sur la lumière insinuante de la mélodie : c’est une affaire pianistique. Travaillez la soierie de vos sons, leur fluidité, leur legato, et aussi toutes vos brisures en triples croches de la main droite qui doivent évoquer une sorte de risée sur un lac et se dérouler dans l’immatérialité. Oui, exactement, ce que vous faites est trop réel. Tenez, travaillez des Liszt, par exemple les Feux-Follets. Moi, j’insiste sur le style : sans aucun amollissement rythmique, épousant de très près la trame du poème, dans la dernière page notamment’ (il feuilleta la partition). ‘Tenez, un glissant dans l’extrême pianissimo, genre magique, suggéré, puis après, ici, la mélodie nue dans une sonorité blanche, diaphane…’ Il tourna la page : ‘En contraste, ceci : arpèges dévalant le clavier, et le remontant dans un emportement joyeux et déchaîné (poussa un éclat de rire). Les deux dernières lignes dans une courbe très égale, élégante, en un decrescendo progressif jusqu’à la fin’ (et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent).

 

Après cette leçon, je fis sur Ondine, chez moi, un vrai travail de forçat. Aux mesures 6, 7, 8, Ravel m’avait demandé de ne pas tenir compte du changement de dessin du tremolo de la main droite et de continuer le dessin des mesures précédentes. Pour la lumière de la mélodie, cela devait venir avec une relative facilité. J’avais déjà reçu les enseignements précieux des maîtres Louis Aubert et André Caplet, disciples de Debussy, et qui s’étaient attachés à me faire réaliser des sons de piano non frappés mais, en quelque sorte, insinués dans le clavier par une pression des doigts constante et sans mollesse, une sorte d’éclat liquide où la douceur lumineuse n’était encore que le résultat digital d’une force volontairement contenue. C’était le toucher debussyste, mais qui convenait parfaitement à la mélodie d’Ondine à laquelle on ne portera nulle atteinte en disant qu’elle peut être à la fois ravélienne et debussyste, ou fauréenne… Pour le dessin pressé du tremolo, à la fois pp et incisif, je devais avoir recours, avec bonheur, à l’enseignement digital de Madame Marguerite Long ».

 

 

 

Le Gibet :

 

« Cependant, c’est avec Le Gibet que j’endurai la plus grande peine qu’il fût donnée à un pauvre mortel de supporter. La décrire, décrire ce travail si dur pour moi-même, et aussi pour Ravel, qui dura toute une matinée et une partie d’après-midi, est vraiment, même ici, une tâche lourde, surtout avec des mots dont, n’étant pas écrivain, je connais si peu le maniement, l’usage propre, la portée. Une seule chose était facile, me semblait-il, c’était d’obéir à l’indication du début : Sans presser ni ralentir jusqu’à la fin. Sourdine durant toute la pièce… C’est commode, la sourdine ! Ainsi installée sur une sorte de chauffe-pieds, ma jambe gauche, du moins, se trouvait à l’aise pendant ces quatre pages, à l’encontre de tant d’autres œuvres qui font péniblement trembler les jambes des pianistes. Pour garder le même tempo jusqu’à la fin il me suffisait, me semblait-il, d’un bon self-control pour m’en tirer. Les formalités s’arrêtaient là. Il y avait bien encore, à mon avis, une cloche qui tinte, cet éternel si bémol à bien faire ressortir et la difficulté des accords très étendus à frapper les notes bien ensemble dans la nuance pp.

 

Je jouai ainsi jusqu’à la fin, sans une seule interruption, sans une seule protestation de Ravel. J’étais très fière de terminer dans une sonorité très voilée qui n’est presque que l’ombre du son et dans laquelle s’insinue le silence, à la Schubert et à la Liszt, à la Ravel aussi car c’était souvent ce qu’il voulait. J’avais donc terminé et j’avais fait entendre le silence, mais un silence d’un autre ordre se prolongeait : c’était celui de Ravel. Subitement, il émergea dans le réel et me dit froidement : ‘Hé bien, vous jouez cela comme Ricardo Viñes. C’est un artiste admirable, mais il n’a jamais rien compris à cette pièce’. ‘Et moi, pourrais-je comprendre ?’ lui dis-je dans un immense effort. ‘Si vous m’aidez, je suis très obéissante’.

 

Il réfléchit encore. Il supputa, je crois, que j’étais très jeune et que la cire molle est plus facile à modeler. Alors, avec une grande patience, il se mit à m’expliquer le dépouillement de ses créations, fussent-elles insérées dans une enveloppe romantique, et l’impersonnalité volontaire, consciente qui devrait être demandée à ses interprètes. ‘Tenez’, me dit-il, ‘Vous avez ici la cloche qui tinte aux murs d’une ville, et vous la jouez plus fort que les autres accords, afin qu’elle domine ! Erreur très grande : celle cloche ne domine pas, elle est, elle tinte inlassablement ! Par l’ordonnance de ses interventions, par son obstination à tinter, elle se différenciera d’elle-même des accords que l’on entend dans la pièce. Il suffit de la jouer dans une atmosphère un peu sourde, avec une inflexible ordonnance des accents, sur l’inflexible ordonnance du rythme des accords. N’oubliez pas de respecter l’indication que porte en 3e page la mélodie dans l’aigu (sans expression) : faites-la seulement un peu acide. La seule expression que je vous permette, que je vous conseille même, réside dans la bonne place des accents et les inflexions’.

 

Après ce laïus du Maître, qui était d’une clarté évidente, j’éprouvai un grand soulagement et je pensai : Mais Grand Dieu, que c’est facile ! L’œuf de Christophe Colomb. Ah ! Tiens donc… Dès que je recommençai, toute ma personne avec ses habitudes expressives, son inquiétude, son agitation, ses complaisances, ses lourdeurs, ses Moi, moi, moi je le sens comme ça encombraient cette œuvre et la dérangeaient dans sa pureté. Et j’assistai à ce saccage, en pleine lucidité.

 

Que faire ? Si je voulais abandonner mon expression tragique, ces pages devenaient guillerettes. Si je me réfugiais, en panique, dans le secours du rythme trop cassé, elles devenaient militaires. Si j’allongeais les notes brèves, même imperceptiblement, je donnais une impression de mollesse ! Je tâtonnais, je reprenais, la tête en feu, les jambes lourdes. Jamais je n’avais tant souffert, et c’est pourtant ça le bonheur, le métaphysique… J’avais enfin compris que je devais mourir à moi-même pour que l’œuvre vécût vraiment, libre, souveraine, sans être encombrée d’un poids humain ! Mais il fallait tout de même être là pour jouer… Ce fut une bataille longue et pénible à laquelle Ravel assista presque sans mot dire, parce qu’il savait que j’avais compris mais qu’il ne pouvait rien pour m’aider à réaliser ce qu’il m’avait expliqué, et que j’étais arrivée à vouloir si clairement.

 

Dans l’intensité de notre travail, nous n’entendîmes même pas la trompe de l’autocar qui amenait les voyageurs au train pour Paris. Je dus prendre le train suivant pour arriver très tard dans la soirée et débarquer enfin, chapeau et manteau en bataille chez nous, avenue Gambetta, devant une famille au comble de l’angoisse […] »

 

 

 

Scarbo :

 

 

« Cette pièce, tout comme les deux précédentes, serre de près le poème. C’est donc une hallucination : des bondissements et de rapides déplacements au clavier (sans entamer le rythme pressant), des croisées de mains, de fulgurants accords, des chromatismes sourds et brumeux, des percussions en sous-mains, si j’ose dire. Cette écriture s’apparente volontairement, d’ailleurs, à celle de Liszt, et l’esprit de l’œuvre aussi, dans le genre satanique. Il semblerait qu’avec un très grand mécanisme tout serait parfaitement possible et presque aisé, tant l’écriture est claire et merveilleusement ordonnée. Mais le côté mystère, angoisse, peur, en un mot, demande un état d’esprit qui dépasse celui de la pièce brillante et bruyante. C’est là que Ravel m’arrêta, en me disant qu’immédiat et menaçant ne veulent pas dire bruit ou tempête et que cette pièce, qui est entièrement de contrastes, n’est pas, à part quelques paroxysmes de passage, bruyante ou enragée. Si vous voyez fuir à toute allure une ombre de passage, dites-vous que l’ombre ne fait pas de bruit ; seuls en font des cris d’angoisse, mais ils sont passagers. Si vous entendez des ongles grincer sur de la soie, ce ne se fait pas avec une trompette. Ici, je mets en garde les virtuoses comme Ravel me mit en garde lui-même contre les excès de force qui seraient durables.

 

La pièce est tout en immédiat et en contrastes de nuances. Des pianissimos étranges et voilés de pédale, signe de mystère et d’attente, se changent en des crescendos violents et courts qui aboutissent à des paroxysmes de tension et d’éclat d’autant plus impressionnants qu’ils sont passagers. La musique qui épouse étroitement le poème traduit les grincements des ongles sur la soie des courtines du lit par un scherzo en notes répétées percutantes et de nuances piano – à aucun prix il ne faut prendre ce passage difficile dans un mouvement inférieur au tempo général pour avoir plus de commodité, pas plus que les triples croches en notes répétées du début, enfouies déjà sous des accords pianissimo, ne doivent être percutantes. Leur caractère feutré et imprécis nous met déjà dans l’ambiance de mystère et de terreur qui domine la pièce. Au demeurant, Scarbo est inexorable dans sa rapidité fuyante, qui ne permet aucun changement de mouvement entravant sa course folle. Seul, le commencement de la deuxième partie, qui traduit une sorte d’étranglement de peur, montre dans son début un caractère d’improvisation qui doit être noyé d’ombre, avec des respirations, le concours des deux pédales et une sorte d’errement des doigts. Le début, dans l’extrême basse, du dessin qui va nous mener aux traits chromatiques en secondes, en passant par un rappel lent et lointain du thème du scherzo, doit être lent, hésitant, très ombré. Ravel m’avait dit : ‘Je ne veux pas entendre de notes, mais une atmosphère sonore floue et feutrée. Là, les notes ne sont qu’un prétexte’. Mais cet épisode dure très peu de temps et l’halètement pressé et la folie de vitesse reviennent aussitôt. Ravel aimait beaucoup les grands arpèges défilant de l’extrême grave à l’extrême aigu dans un diminuendo spectaculaire qu’il appelait ‘l’évanescence’, et les traits chromatiques en secondes dont je viens de parler qui, partant d’un ppp, courent vers l’aigu, cette fois dans un crescendo fulgurant, puis descendent tout de suite le clavier dans une évanescence impressionnante. En bref, un scherzo infernal où virevoltent, se brisent, se contrarient et se recomposent tous les thèmes de la frayeur.

 

Malgré mon mécanisme de doigts qui était remarquable, je n’y joignais pas assez cette facilité de frappe éclatante qu’obtiennent les grandes mains, souvent celles des hommes. En bref, je ne possédais pas tous les ressorts de cette virtuosité transcendante qui est la marque des très grands, et qui m’eut permis de donner à ce morceau, avec son caractère immatériel et fuyant, sa percussion éclatante et bondissante dans les grands accords en déplacements – enfin, en un mot, sa parfaite aisance dans le diabolique.

 

Je le répète encore aux jeunes virtuoses d’aujourd’hui et de demain : ce n’est pas en jouant fortissimo épais, ou pianissimo mou, ni en se ruant pour s’aider sur une pédale ou sur l’autre, ne donnant ainsi qu’une impression de vaine virtuosité, que vous obtiendrez dans ce morceau, ou d’autres de la même veine, l’effet fulgurant d’épouvante qui coupe le souffle à l’auditeur en lui prosternant l’âme devant la bourrasque de génie qui la culbute à son passage. Si l’on s’intéresse seulement à vous en pensant : ‘il a un très grand mécanisme’, vous aurez tué l’œuvre. Car pour obtenir le triomphe sur l’esprit que mérite vraiment cette pièce, vous devez recourir à des procédés d’un ordre supérieur qui relèvent d’une très grande science des nuances et des variétés de timbres, donc d’une palette sonore très riche, d’une transcendante gymnastique physique et intellectuelle, d’un beau style et aussi d’une parfaite tenue morale. Je dois revenir spécialement au Gibet pour dissiper un malentendu qui dure encore [en matière d’interprétation] sur l’inspiration et les créations de Ravel. Il m’avait dit : ‘Quand vous aurez compris l’éthique du Gibet, tout vous sera désormais possible’ ».

 

 

Henriette Faure ajoute plus loin :

 

 

« Bien qu’il ne fût pas un pianiste virtuose au grand sens du terme, Ravel, très abondamment, expliquait les ressources et le maniement de l’instrument et de la palette sonore. Il avait l’art du crescendo fulgurant, du diminué qui tombe dans la poussière du son, tout ce qui meuble et caractérise son œuvre, et il connaissait les trucs qu’il fallait employer pour décrire avec exactitude et minutie une impression fugitive. Par exemple, il m’avait fait recommencer inlassablement dans la dernière mesure de Scarbo l’effet d’une bougie qui s’éteint, par une sorte de fuite rapide, feutrée, et en oblique de la main vers le dehors du clavier. Il me donna dans La Vallée des cloches le moyen de décrire la lourdeur fatidique mais soudaine du motif rapidement arpégé qui représente la cloche dans le grave aux dernières mesures – « la Savoyarde », me disait-il. Alors, il me montrait parfaitement le geste à faire. Je n’y arrivais pas du premier coup et il me disait en riant : ‘C’est un truc à prendre’[45] ».

 

 

 

 

Anticipant la disparition du compositeur avec un opportunisme d’assez mauvais goût, Armand Ferté, en décembre 1937, suggère à Henriette Faure de remettre les œuvres de Maurice Ravel à son répertoire : « Comme tu le sais, Ravel est très malade et va subir une opération extrêmement grave. L’issue en sera douteuse, pour ne pas dire fatale. Remets-toi donc dans les doigts son œuvre de piano et si nous avons le malheur de le perdre, tu donneras un récital en hommage à sa mémoire. C’est pour toi une bonne rentrée à Paris ».

 

 

« Ce qui fut fait », conclut la pianiste. « Et en l’occurrence », poursuit-elle, « malgré tout mon dévouement, je ne puis m’empêcher de penser que c’était moi, l’opportuniste… ». « Je donnai mon récital de l’œuvre intégral de Ravel dans une salle connue et qui fut pleine à craquer[46], à tel point qu’on avait dû entasser le surplus du public sur la scène et que les chaises rangées avec leurs occupants arrivaient à m’entourer de très près. Dans une émotion très grande, je commençai à camper le Menuet antique mais, lorsque vint l’intermède de la pièce, dans sa grâce si jeune, si simplement confiante et tendre, la pensée me vint de Ravel – l’homme, avec son absence de tout opportunisme, son mépris des vanités faciles et des procédés de réussite – et je me sentis subitement impure, avec ma griserie devant la foule et mon désir de succès personnel… Et tandis que sa mélodie rythmée et lumineuse cheminait sous mes doigts, des larmes d’émotion et de remords vinrent à mes yeux[47] ».

 

 

Soutenue par l’Association Française d’Action Artistique, Henriette Faure se fit acclamer dans de nombreux pays d’Europe jusqu’en 1940 : Belgique, Suisse, Autriche, Allemagne, Grande-Bretagne, Irlande, Pays-Bas et Scandinavie – l’Afrique du Nord, l’Italie et la Yougoslavie étant les seules zones où, de son propre aveu, sa « réputation l’introduisit sans l’intermédiaire du Gouvernement, exception faite pour la Biennale de Venise », où elle crée d'ailleurs le Concerto de Marcel Mirouze sous la baguette de Manuel Rosenthal. Parmi les temps forts de sa carrière ultérieure, signalons encore ce concert donné à guichets fermés à la Scala de Milan, le 17 juin 1956, ainsi que le grand récital qu’elle offrit au Théâtre des Champs-Elysées pour honorer le centenaire de la naissance de Claude Debussy[48]. Il semble que la pianiste ait célébré sa 1000ème prestation au cours de la saison 1968-1969[49].

 

 

De rares enregistrements ont transmis le legs ravélien d’Henriette Faure (1948-1959) : Miroirs[50] ; Jeux d’eau, Prélude[51] ; Gaspard de la Nuit, couplé avec Jeux d’eau et Prélude[52] ; Le Tombeau de Couperin[53]. Clarté d’élocution, droiture de style, agencement rigoureux des éléments du discours, attention portée aux lignes, registration subtile des plans : volontiers vigoureux et brillant en dépit de ses imperfections, ce jeu-là se distingue avant tout par sa conception organique, unitaire des ouvrages (architecture, agogique et mouvements) ainsi que par la suspicion naturelle qu’il marque à l’endroit de la pédale forte, dont l’artifice ne saurait effectivement masquer les défauts d’un « mécanisme » déficient. L’Institut National de l’Audiovisuel possède par ailleurs une interprétation filmée du Concerto en sol (Orchestre Philharmonique de l’ORTF, direction Pierre-Michel Le Conte)[54].

 

 

Pour Ducretet-Thomson, Henriette Faure a gravé les Estampes et le premier livre des Préludes de Debussy[55]. Les archives radiophoniques françaises et suisses-romandes conservent également plusieurs interprétations, sous ses doigts, d’œuvres de Déodat de Séverac et d’Henry Barraud.

 

 

Henriette Faure s’est éteinte à Aulus-les-Bains le 3 octobre 1985.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Ainsi qu’en attestent l’affiche et les programmes du Théâtre des Champs-Elysées, il s’agit bien du 12, et non pas du 18 janvier 1923 comme la pianiste l’écrit elle-même par mégarde en confondant ce premier concert ravélien avec le récital qu’elle donna justement le 18 janvier 1938 en des circonstances toutes différentes.[retour texte]

[2] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, Son œuvre, son enseignement, Souvenirs et légendes, Paris, Les Editions A.T.P, 1978, 166 p. « A.T.P » désigne l’ancienne collaboratrice d’Edgar Faure Annick Théo-Petit, fille du célèbre architecte Théo Petit qui édifia de nombreux immeubles de style Art Nouveau dans la capitale (tel le 276, boulevard Raspail ou l’ensemble contigu aux n° 132-134 rue de Courcelles, 5-7 rue Cardinet et 103-105 rue Jouffroy-d’Abbans) ainsi que l’Hôtel Normandy et l’Hôtel Royal à Deauville, et l’hôtel Majestic à Cannes.[retour texte]

[3] Elève d’Henri Büsser, Georges Dandelot et Nadia Boulanger, Pierre Petit (Poitiers, 21 avril 1922 – Paris, 1er juillet 2000), sans lien de parenté avec Annick Théo-Petit, reçoit le Premier Grand Prix de Rome en 1946.[retour texte]

[4] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 13-14.[retour texte]

[5] Sommaire : « I) Dans le Paris du début du siècle, ma connaissance de Maurice Ravel ; II) Une visite de Ravel chez moi ; III) Portrait de Ravel. Mes journées de travail chez lui à Montfort ; IV) Dernière journée avec Ravel. Mon récital de son œuvre pour le piano au Théâtre des Champs-Elysées ; V) La musique de piano de Ravel et l’enseignement que j’ai reçu de lui ; VI) Les deux concertos. Ravel déjà malade. L’œuvre pour cordes, chant et piano, orchestre, chant et orchestre – rhapsodies, ballets, opéra… ; VII) Les affaires de Ravel [Prix de Rome et Légion d’honneur] ; VIII) Ressemblances et dissemblances entre Claude Debussy et Maurice Ravel ; IX) La maladie et la mort de Ravel. Ses funérailles. Les hommages rendus à sa mémoire ; X) La tragédie ravélienne ; XI) Ravel a-t-il existé ? ; XII) L’œuvre du temps ».[retour texte]

[6] De Paul (décédé en 1643) à Ulysse (1841-1909, le père de Claire et grand-père maternel d’Henriette Faure), l’imposante dynastie médicale des Lavit n’est interrompue qu’une seule fois en l’espace de neuf générations : par Jean-Joseph (1778-1861), qui exerce le métier de drapier. Paul, le patriarche, son fils Antoine (1613-1683), leurs descendants Antoine II (1658-1715), Jean (1690-1758), Raymond (1742-1818), Victor (1810-1879) et Ulysse ont tous étudié à la Faculté de Montpellier. Cf. Valynseele (Joseph), Grando (Denis), « Edgar Faure » in A la découverte de leurs racines, Paris, L’intermédiaire des chercheurs et curieux, 1988. Nous remercions le généalogiste Pierre Féral de nous avoir communiqué les éléments complémentaires.[retour texte]

[7] Fait remarquable, Henriette Faure épousa en premières noces le médecin-militaire Laurent Bordes-Pagès (1897-1927, Mort pour la France), fils de médecin-militaire et petit-fils de médecin [son grand-père, le docteur Jacques Auguste Bordes-Pagès (1815-1897), sénateur de l’Ariège, fonda la station balnéaire d’Aulus dont il était l’inspecteur de santé]. Pour sa part, Charles Constantin (1902-1981), deuxième mari de la pianiste, était colonel dans l’infanterie. Leurs enfants relevèrent ces flambeaux : Bernard Constantin devint professeur à la Faculté de médecine de Clermont-Ferrand ; élève d’Yves Nat, Premier Prix du Conservatoire de Paris, Marie-Henriette (dite Mayette) Constantin enseigna longtemps le piano au Conservatoire du 7ème arrondissement de Paris.[retour texte]

[8] Edgar Faure (Béziers, 18 août 1908 – Paris, 30 mars 1988), avocat au barreau de Paris, qu’il intègre à 21 ans, chef du service législatif du Gouvernement Provisoire (1944), procureur-général adjoint représentant la France au Tribunal militaire international de Nuremberg (1945), président du Conseil des ministres à deux reprises, plusieurs fois ministre sous les mandats de Vincent Auriol, René Coty, Charles de Gaulle et Georges Pompidou, député, sénateur, président de l’Assemblée Nationale (1973-1978).[retour texte]

[9] Formé à l’Ecole Niedermeyer, Maurice Faure (Montluçon, 11 mars 1891 – Paris, 26 juin 1991, sic) joue régulièrement avec Ninon Vallin, Lily Pons, Germaine Lubin, Fanny Heldy, Tito Schipa, Georges Thill mais aussi Maurice Maréchal, René Benedetti et Zino Francescatti. Blessé à Verdun pendant la Première Guerre, il est formé au pilotage d’aéronef par le compositeur et chef d’orchestre Albert Wolff (Paris, 19 janvier 1884 – 20 février 1970), futur directeur des orchestres des Concerts Pasdeloup et Lamoureux, alors capitaine dans l’aviation. Médaillé militaire, Maurice Faure honore plus de mille heures de vol en mission. En 1922, il est engagé comme chef de chant à l’Opéra de Paris par son directeur de la scène Pierre Chéreau, auquel Henri Rabaud confie la même année une classe de Déclamation lyrique au Conservatoire National. Dans le sillage de Chéreau, Maurice Faure, rue de Madrid, est d’abord « chargé de cours stagiaire » à la classe de répétition des rôles (arrêté du 9 décembre 1925). Nommé professeur en 1930, il devient « professeur-titulaire » en 1939 (arrêté du 6 février) et fera valoir ses droits à la retraite le 11 mars 1961 non sans avoir été responsable du montage des ouvrages français au Metropolitan Opera de New York après la Deuxième Guerre mondiale. Cf. Bongrain (Anne), Le Conservatoire National de Musique et de Déclamation (1900-1930), Documents historiques et administratifs, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2012, p. 315. En 1931, Maurice Faure accompagne les violonistes Yvonne Curti dans l’enregistrement de la Pavane pour une infante défunte (Columbia DFX 82) et Zino Francescatti dans celui de Tzigane (Columbia LFX 191).[retour texte]

[10] Les états de service de Jean-Baptiste Faure le décrivent comme un « Très bon médecin, toujours bien noté, très dévoué et très consciencieux dans tous les emplois qu’il a occupés pendant la Guerre. Très énergique et brave au feu ». Plusieurs citations le confirment : « A été signalé par la Commission supérieure d’Hygiène comme ayant provoqué ou assuré un ensemble de mesures prophylactiques qui ont mis les troupes de sa division aussi complètement que possible à l’abri de tout germe nocif ou morbide. Aussi bon comme organisateur que remarquable sur le champ de bataille » (ordre n° 122 de la 3e Armée en date du 23 avril 1915, paru au Journal Officiel du 21 mai 1915) ; « Activité inlassable, zèle et connaissance professionnelles indiscutables, a fait en outre preuve d’un courage rare aussi bien en assurant son service sous les obus qu’en dirigeant personnellement l’évacuation des blessés. A l’occasion des nombreux engagements auxquels la Division a pris part et depuis notamment les 22 et 23 janvier, 10 et 17 février, s’est acquis de nouveaux titres par son zèle courageux » (ordre n° 675 / D n° 696 du 7 mars 1915). Par arrêté ministériel du 5 avril 1915, le docteur Faure fut fait chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur à titre militaire. Il reçut également la Croix de guerre ainsi que la Croix de guerre belge (26 août 1916) et les insignes de l’Ordre de Léopold. Cf. Archives de la Légion d’Honneur, Jean-Baptiste Faure, dossier nominatif n° 19800035 / 415 / 55545.[retour texte]

[11] Faure (Henriette), La Lampe sur le piano, Les grands musiciens du XXe siècle (1910-1970) vus à travers la carrière d’une pianiste française, souvenirs inédits. Nous devons à l’amitié d’Olivier Mazal, pianiste, biographe de Vlado Perlemuter et Jeanne-Marie Darré, membre des Amis de Maurice Ravel, d’avoir pu consulter ce document en 2010. Qu’il en soit vivement remercié.[retour texte]

[12] Faure (Henriette), La Lampe sur le piano, op. cit., p. 2 et 7.[retour texte]

[13] Enfant prodige, Premier prix de piano, de solfège, d’harmonie, de contrepoint, de fugue et d’accompagnement, Second prix d’orgue, pianiste attitré de Rossini (qui fut témoin à son mariage), intime de Delphin Alard et d’Auguste-Joseph Franchomme, partenaire de Pablo de Sarasate, Diémer (Paris, 14 février 1843 – 21 décembre 1919) fut l’un des maîtres les plus influents du Conservatoire de Paris (1887-1919), que concurrença seul Charles de Bériot (Paris, 12 février 1833 – 22 octobre 1914), le fils du violoniste éponyme et de la Malibran, professeur de Ricardo Viñes et de Maurice Ravel. Sigismond Stojowski, Victor Staub, Edouard Risler, Alfred Cortot, Lazare-Lévy, Louis Aubert, Armand Ferté, Alfredo Casella, Marius-François Gaillard, Robert Lortat-Jacob, Gabriel Grovlez, Georges de Lausnay, Yves Nat, Marcel Ciampi, Marcel Dupré, Robert Casadesus comptent parmi d’autres au nombre des disciples primés de Diémer au Conservatoire. Vincent d’Indy fut son élève particulier. Editeur de Rameau, Couperin, Daquin, de Beethoven, Mozart et Chopin, ce proche ami de Camille Dubois O’Meara, dédicataire du 3e Concerto de Tchaïkovski, créateur des Concertos de Brahms à Paris, fondateur de la Société des Instruments anciens, soliste d’Arthur Nikisch à la Philharmonie de Berlin, fut également à l’origine de la renaissance de la facture et de la pratique du clavecin.[retour texte]

[14] Faure (Henriette), La Lampe sur le piano, op. cit., p. 9 et sq.[retour texte]

[15] Le splendide hôtel particulier des Diémer, sis au 49, rue Blanche au milieu d’un jardin, pourvu de sa propre salle de concerts, a été abattu.[retour texte]

[16] Premier Prix en 1898, nommé second (à égalité avec Alfredo Casella) derrière Lazare-Lévy (Bruxelles, 18 janvier 1882 – Paris, 20 septembre 1964). Fondateur d’une éphémère « Ecole de piano Louis Diémer » en 1921, Armand Ferté (Paris, 22 octobre 1881 – 13 février 1973) fut nommé à compter du 1er novembre 1927 à la tête d’une classe de piano préparatoire au Conservatoire de Paris (arrêté du 15 juillet 1927), « chargé à titre temporaire » d’une classe supérieure de piano le 12 août 1940 et titularisé le 1er janvier 1944.[retour texte]

[17] A l’instar d’Antoine-François Marmontel (le maître de Diémer : Clermont-Ferrand, 16 juillet 1816 – Paris, 17 janvier 1898), Charles Delioux (1825-1915) fut l’élève de Pierre-Joseph-Guillaume Zimmermann (Paris, 19 mars 1785 – 29 octobre 1853) dont Chopin était le voisin immédiat au square d’Orléans.[retour texte]

[18] Au point de vue de l’histoire de la pédagogie, des pratiques et des mentalités pianistiques, le récit d’Henriette Faure s’avère précieux en ce qu’il brosse notamment un portrait saisissant de Diémer en son grand âge, lequel apparaît bien là, tant à son domicile qu’à sa classe du Conservatoire, comme un fils spirituel de Franz Liszt se réclamant de son héritage (ainsi que le confirment Edouard Risler et Lazare-Lévy dans une série de relations inédites ou méconnues) et non comme l’ultime détenteur d’un jeu perlé ou strictement articulé. Ce témoignage de la pianiste s’oppose en outre à la charge violente, essentiellement nationaliste, qu’Alfredo Casella (Turin, 25 juillet 1883 – Rome, 5 mars 1947), pour nombre de raisons politiques, dirigea en 1941 contre son ancien bienfaiteur et maître auquel il avait pourtant destiné l’une de ses toutes premières œuvres (Variations sur une chaconne, « A mon cher Maître Louis Diémer », Paris, A. Z. Mathot, 1904) : cf. Casella (Alfredo), I Segreti della giara, Florence, G. C. Sansoni, 1941. Loin des idées préconçues ou des caricatures, le texte d’Henriette Faure illustre à merveille, par exemple, la force et la réalité des principes, des conceptions de métier et de style qui opposèrent frontalement le « digitalisme » de Marguerite Long à la « technique de sonorité appuyée, de legato [produits par] une main épousant très étroitement le clavier et un pesant du bras nécessitant de préférence un siège assez bas » qu’incarnèrent Yves Nat, Louis Aubert, Lazare-Lévy et alii.[retour texte]

[19] Faure (Henriette), La Lampe sur le piano, op. cit., p. 16-17, 25 : « Lazare-Lévy avait l’art de déceler dans la minute l’instinctif du piano et de la musicalité. Je devais plus tard connaître, admirer, consulter ce petit homme bref, hâtif, objectif – pianiste aux doigts riches et parlants, avocat impénitent du rôle du bras (‘Le bras, c’est l’archet’, disait-il), persuasif, distingué et fin comme un joaillier, et roi de la polyphonie ».[retour texte]

[20] Germaine Thyssens (Maastricht, 2 juillet 1902 – Paris, 7 juillet 1987), future épouse de Paul Valentin, demeurée célèbre pour ses interprétations de la musique de Fauré. Le Prix d’excellence revient à une élève d’Alfred Cortot, Tatiana de Sanzévitch, future créatrice du Trio en ré mineur op. 120 de Fauré à la Société Nationale (aux côtés de Robert Krettly et Jacques Patté, 12 mai 1923). Egalement Premier Prix, Gabrielle L’Hôte (Marseille, 9 août 1901 – Paris, 12 novembre 1999), la future épouse de Robert Casadesus, élève comme lui de Diémer, est la neuvième et dernière nommée. L’élève d’Isidore Philipp Jeanne-Marie Darré (Givet, 30 juillet 1905 – Port-Marly, 26 janvier 1999) reçoit un Second Prix. Le morceau de concours était le Thème et variations op. 5 de Camille Chevillard.[retour texte]

[21] Morceaux imposés : 7ème Nocturne en do dièse mineur op. 74 de Fauré, Etude op. 10 n° 4 de Chopin. Jeanne-Marie Darré remporte un Premier Prix, première nommée.[retour texte]

[22] Morceau imposé : Fantaisie en fa mineur op. 49 de Chopin. Pour la troisième fois depuis 1918, Germaine Thyssens (Premier Prix) se classe derrière Henriette Faure au palmarès des élèves. Cf. Annuaire officiel du Conservatoire National de Musique et de Déclamation, Paris, Maurice Senart, année 1919 et sq., complété par : Archives Nationales, AJ37 185-188 [« Conservatoire de Musique et de Déclamation. Enseignement : Tableaux annuels des classes », 1er octobre 1916 - 30 septembre 1920].[retour texte]

[23] Faure (Henriette), La Lampe sur le piano, op. cit., p. 41 : « Marguerite Long [Nîmes, 13 novembre 1874 – Paris, 13 février 1966] approchait du foyer. Elle était là, élégante, entourée, loquace comme à son habitude. Je croyais deviner son contentement. J’étais le premier Premier prix de sa première année de professeur de classe, comme j’en ai toujours revendiqué l’honneur. J’allai vers elle très émue. Elle m’embrassa cordialement, mais sans effusions inutiles. Elle me dit seulement : ‘Bon, maintenant, vous allez travailler !’ ». Parallèlement à ses études pianistiques, Henriette Faure apprend l’histoire de la musique dans la classe de Maurice Emmanuel (Bar-sur-Aube, 2 mai 1862 – Paris, 14 décembre 1938). Une future ravélienne, sa camarade Yvonne Lefébure (Ermont, 29 juin 1898 – Paris, 23 janvier 1986), s’y distingue en 1918 en récoltant un Premier Prix.[retour texte]

[24] La critique, à ce qu’il semble, ne laisse aucun compte-rendu de l’événement.[retour texte]

[25] « Exercices d’élèves de la classe d’ensemble instrumental de Charles Tournemire ». Le Ménestrel du 15 avril 1921 en rend compte, p. 164.[retour texte]

[26] 8, rue de Penthièvre.[retour texte]

[27] Le Figaro, 23 mai 1921, p. 5.[retour texte]

[28] 13, rue de la Bûcherie. Cette salle de dissection avait été spécialement édifiée par le célèbre anatomiste danois Jacques-Bénigne Winslow (1669-1770), membre de l’Académie Royale des Sciences, qui l’inaugura en 1745.[retour texte]

[29] Né à Paris le 13 octobre 1900, mort à Evecquemont le 23 juillet 1973, Premier Prix de Louis Diémer en 1916. De même qu’Henriette Faure fut la première interprète de l’œuvre entier de Ravel au concert, Marius-François Gaillard est le premier pianiste qui présenta toute la production pour clavier de Debussy sur la scène (à l’exception du quatre mains) : salle Gaveau tout d’abord, les 24 novembre, 8 et 22 décembre 1920 soit trois avant le récital d’Henriette Faure, puis en divers lieux, en particulier au Théâtre des Champs-Elysées les 13, 20, 27 mars 1922. Pour le remercier, Emma Bardac lui remit le manuscrit de l’Etude pour les arpèges composés (signé par elle le 23 mars 1921). Rappelons que Le Tombeau de Debussy, supplément musical au numéro spécial de La Revue musicale d’Henry Prunières, parut le 1er décembre 1920 avec ses contributions inédites signées Dukas, Roussel, Bartók, Falla, Schmitt, Goossens, Malipiero, Satie, Stravinsky et naturellement, Ravel. Compositeur prolixe, y compris pour le cinéma, chef d’orchestre, Marius-François Gaillard dirigea la première parisienne d’Intégrales d’Edgar Varèse (salle Gaveau, 23 avril 1929). Cf. Rae (Caroline), « Debussyist, Modernist, Exoticist : Marius-François Gaillard Rediscovered », dans Musical Times, vol. 152, n° 1916, automne 2011, p. 59-80.[retour texte]

[30] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 16 : [Jacques Durand] : «  – ‘Mais ma pauvre enfant, je ne connais rien de plus hasardeux : pour tout dire, je crois que c’est une chose impossible ! Car, bien que Ravel soit l’homme le plus simple du monde, sa célébrité et tous les raz-de-marée qu’elle a soulevés l’obligent à se tenir à l’écart. Il a même dû fuir Paris et il habite Montfort-l’Amaury. Pas question de téléphoner, il est même très rare qu’il réponde aux lettres qu’on lui adresse’. Et M. Lucien Garban renchérit : – ‘Pour son courrier, d’ailleurs, on le met dans un tiroir. De temps en temps, quand le tiroir déborde, on sort au hasard quelques messages auxquels Ravel répond en toute bonne foi et simplicité’. ‘Toutefois’ (me dit alors M. Jacques Durand), ‘j’essaierai de parler de vous à Ravel… quand je le verrai’ ». Ces mots de Garban rappellent ceux, bien connus, que Roland-Manuel emploie pour décrire Maurice Ravel en « épistolier paresseux, qui laissait s’accumuler le courrier qu’il recevait jusqu’au moment où, considérant à la fois l’énormité de la tâche et l’inutilité de répondre à des questions qui n’avaient plus d’objet, il s’accordait à lui-même le bénéfice de la prescription ». On pense aussi à la manière dont Ravel, un jour, à Lyons-la-forêt, reconnaissait avoir « satisfait à la curiosité d’un Belge [qui lui demandait bonnement de lui expliquer Surgi de la croupe et du bond] sans qu’il ait eu le loisir de répondre à une lettre pressante envoyée de Hollande [en vérité, une proposition d’engagement au Concertgebouw d’Amsterdam] : cf. Roland-Manuel, « Maurice Ravel à travers sa correspondance », in La Revue musicale, janvier-février 1939, cité dans Ravel (Maurice), Lettres à Roland-Manuel et à sa famille, Quimper, Calligrammes, 1986, p. 8.[retour texte]

[31] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 17-18. Comme convenu, Henriette Faure, pour assurer le compositeur de sa disponibilité, adressa sa réponse au 22, rue d’Athènes, où vivaient les Godebski.[retour texte]

[32] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 19-21.[retour texte]

[33] Henriette Faure expose les conseils d’interprétation reçus de Ravel sans déroger à cet ordre, pages 35 à 96. Ecrits après 1922, les Concertos sont naturellement envisagés à part.[retour texte]

[34] L’expression fait penser, bien sûr, à cette « impression floue de vibrations dans l’air » que Ricardo Viñes rapporte à l’endroit des Jeux d’eau.[retour texte]

[35] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 23-27. Pour assurer la cohérence du récit, nous nous sommes permis de modifier l’ordre de quelques paragraphes et de rétablir la concordance des temps.[retour texte]

[36] Il s’agissait de l’un des clichés de la série datée de janvier 1913, réalisée dans l’appartement du 4, avenue Carnot (Colette note avec raison que les murs en étaient « recouverts d’un papier moiré »). Henriette Faure put aussi choisir ce portrait, devenu célèbre, que Roland-Manuel prit dans la demeure de ses parents (« Le Frêne ») à Lyons-la-Forêt. « Cette image [de Ravel] me plut beaucoup », confie la pianiste, « parce qu’on y voyait très en évidence son visage avec toute son expression anguleuse, concentrée, volontaire ». De piètre qualité, sa reproduction dans l’ouvrage (p. 45) ne permet malheureusement pas de lire la dédicace que Ravel y porta.[retour texte]

[37] François Marquis, chocolatier, établi en 1818 au Passage des Panoramas. La maison a disparu.[retour texte]

[38] Cet « aplomb qui me déconcerte encore aujourd’hui quand j’y pense », écrit-elle en 1975.[retour texte]

[39] Presque 19 alors, en vérité.[retour texte]

[40] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 29-34.[retour texte]

[41] « Œuvres de Gabriel Pierné, Maurice Ravel, Gabriel Fauré, Florent Schmitt, Albert Roussel, Louis Aubert, Paul Le Flem, Louis Vuillemin ». Théâtre des Champs-Elysées, 31 mai 1923.[retour texte]

[42] A sa rédaction parisienne, le correspondant local du Ménestrel envoie ces lignes émues : « Narbonne. Après un premier concert de la Symphonie amicale (directeur : Fabre) [avec la participation du Quatuor Poulet], nous avons eu le plaisir d’applaudir le 24 janvier la très jeune et très remarquable virtuose Henriette Faure, notre compatriote, dans diverses œuvres de Beethoven, Chopin, Ravel et Vuillemin » (Le Ménestrel, 2 février 1923).[retour texte]

[43] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 49-67. Avant toute chose, Henriette Faure cite intégralement les poèmes d’Aloysius Bertrand.[retour texte]

[44] « Mon cher et vieil ami Harold Bauer [Londres, 23 avril 1873 – Miami, 12 mars 1951] a joué, parmi les premiers à Paris, Gaspard de la nuit qui lui est dédié. Il jouait Ondine, cette magnifique page, plus lentement qu’on ne la joue généralement, et je crois, beaucoup plus dans l’esprit de l’auteur. Il ne s’ingéniait pas à faire briller certains traits, ni à faire des sortes de cascades sonores. Non : sous ses doigts Ondine devenait une grande mélodie – ce qu’elle est, en réalité. Et je crois, pour l’avoir connu, que c’était vraiment ce que Ravel voulait ». Lazare-Lévy, entretiens inédits. Ricardo Viñes créa Gaspard de la nuit le 9 janvier 1909 à la salle Erard.[retour texte]

[45] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 80.[retour texte]

[46] Le Figaro, 3 janvier 1938 : « Madame Henriette Faure qui, la première entre tous les pianistes, interpréta en un seul récital, au Théâtre des Champs-Elysées, l’œuvre entier de Maurice Ravel, redonnera ce magnifique programme le mardi 18 janvier 1938, à la salle de l’Ecole Normale de Musique ».[retour texte]

[47] Faure (Henriette), Mon maître Maurice Ravel, op. cit., p. 142-143.[retour texte]

[48] Mercredi 17 janvier 1962, Hommage à Rameau, Préludes (1er Livre), huit Etudes, Berceuse héroïque, Estampes.[retour texte]

[49] Entretien télévisé accordé au Journal de Paris, ORTF, édition du 23 octobre 1968. La pochette du disque Pathé DTX 292 fait cependant état, en 1959, d’un total cumulé de « 380 récitals ».[retour texte]

[50] 78 t, 25 cm, Decca AF 209-210 et AF 218-219, P 1948, et non « 2/8/9 » comme l’écrit Jean Touzelet dans Orenstein (Arbie), Maurice Ravel, Lettres, écrits, entretiens, Paris, Flammarion, coll. Harmoniques, 1989 : « Interprétations historiques (1911-1988) », p. 432.[retour texte]

[51] 78 t, 25 cm, Decca AF 220, P 1949.[retour texte]

[52] 33 t, Decca FS 123639, P 1955.[retour texte]

[53] Edité avec Miroirs sur Pathé DTX 292, P 1959. Nous remercions chaleureusement Philippe Morin pour ces références.[retour texte]

[54] Réalisation : Gérard Herzog. Première diffusion : 2 avril 1966.[retour texte]

[55] 33 t, 350 C 004, P 1961.[retour texte]


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