le mag du piano

Hyperion - APR. Entretien avec Michaël Spring et Simon Perry

par Frédéric Gaussin

n 2007, nous avions rencontré Michaël Spring et Simon Perry, directeurs des labels Hyperion et APR, grâce à Yves Riesel qui les distribuait en France. Inédit à ce jour, cet entretien renvoie l'écho d'un « monde » voué à une disparition certaine, autant qu'il donne idée de l'utile travail de fond accompli par ces maisons indépendantes.

De g. à d. Angela Hewitt, Michaël Spring et Simon Perry

Comment a débuté l’aventure d’Hyperion ?

Simon Perry : Mon père Ted avait travaillé dans l’industrie du disque et même cofondé une première entreprise, Meridian Records, avant qu’il ne monte le label de toutes pièces voilà trente ans. Son ambition était de sortir des sentiers battus. Mais les débuts ont été très difficiles : l’argent manquait, la maison faisait office de bureau, d’entrepôt, et pour réunir les fonds nécessaires à son financement papa travaillait la nuit comme taxi. Il conduisait aussi une camionnette de glacier… Un soir pourtant, à l’issue d’un concert, il rencontra la grande clarinettiste Thea King qui, séduite par sa perception de la musique et du marché, décida de l’aider. C’est elle qui enregistra notre premier disque, des concertos méconnus de Stanford et Finzi qui parurent en 1980. Puis la chance s’est trouvée sur notre chemin : mon père a eu l’idée de consacrer un disque à la mystique bénédictine Hildegard von Bingen après avoir entendu quelques-uns de ses chants médiévaux dans sa voiture. Le succès de cet album, porté par les Gothic Voices d’Oxford, couronné par un Grammy Award, a été phénoménal. On peut vraiment dire que tout a commencé par lui. Nous en avons vendu des centaines de milliers. C’est ainsi que mon père a pu orienter Hyperion dans la direction qu’il souhaitait lui donner. Ted nous a quittés en 2003. Depuis, je lui ai succédé. Si vous me passez ce jeu de mots mythologique, je dirais qu’Hyperion est devenu un vrai titan.

Votre statut à vous, Michaël Spring, est particulier puisque vous travaillez pour Hyperion mais dirigez APR simultanément

Michaël Spring : Je suis entré chez Hyperion il y a 20 ans en tant qu’ingénieur du son. J’ai été employé au service commercial, au marketing. J’ai aussi fait un peu de direction artistique. Par bonheur, je suis toujours dans la maison. Hyperion représente encore 90 % de mon activité. Seulement, lorsque le fondateur d’APR, mon ami Bryan Crimp, a souhaité prendre sa retraite en me proposant de lui succéder, j’ai saisi l’opportunité. Avec l’assentiment de Ted Perry.

Vous rééditez nombre d’enregistrements anciens, majoritairement de piano. Egon Petri, Simon Barere, Myra Hess, Leo Nadelmann… c’est vous !

Michaël Spring : En fait, tout comme Bryan, je suis un pianophile passionné. Et j’aime les gravures historiques. Le piano, c’est ma ligne éditoriale. Mais je me rends compte que mes goûts musicaux sont partagés par bien peu d’individus… En termes de ventes, APR n’a rien de comparable avec Hyperion (déjà qu’Hyperion n’a pas retrouvé le faste de l’année 1996, la meilleure de notre histoire). Je ne pourrais pas vivre, loin de là, avec APR. Je l’envisage donc plutôt comme une sorte de merveilleux hobby.

Certaines collections ont fait la réputation d’Hyperion, comme l’intégrale de la musique de Franz Liszt ou des lieder de Schubert. Comment est née celle que vous consacrez aux concertos pour piano de l’ère romantique ?

Simon Perry : The Romantic Piano Concerto Collection ? Hmm, demandez à Mike, c’est son rayon !

Michaël Spring : Tout est parti d’un de ces hasards… qui n’en sont pas. J’étais déjà en poste chez Hyperion quand Ted Perry, un beau jour, convoqua Hugh MacDonald dans son bureau. Celui-ci était alors directeur du BBC Scottish Symphony Orchestra et Ted souhaitait pouvoir l’engager pour un contrat qui restait à définir. Des années auparavant, j’avais été l’étudiant de MacDonald à l’Université, mais nous nous étions totalement perdus de vue. Vous imaginez donc notre surprise, quand nous sommes tombés l’un sur l’autre dans le hall de l’immeuble. Se recroiser ainsi, c’était à la fois drôle et surréaliste ! Voyant que nous nous connaissions, Ted m’invita à me joindre à leur séance de travail. Il nous fallait définir un projet commun, trouver un répertoire, des aires temporelles et culturelles susceptibles de convenir à l’orchestre, car nous voulions naturellement éviter d’entrer en concurrence avec les grandes phalanges internationales en enregistrant des pages trop célèbres. J’ai fini par songer aux pages oubliées du piano romantique. Vox avait défriché le terrain dans les années 1970, mais je pensais que nous pouvions allez bien plus loin. Ted s’est rallié peu à peu à mon enthousiasme. Pour notre premier volume, nous avons décidé d’enregistrer les concertos de Moszkowski et de Paderewski, deux noms bien connus des amateurs de piano. Il ne nous restait plus qu’à trouver un pianiste. J’avais entendu Piers Lane en concert peu de temps avant. Il était jeune mais s’était déjà fait un nom en remportant des concours internationaux. Comme il avait donné en bis la fameuse transcription du Beau Danube Bleu d’Adolf Schulz-Evler [1852-1905], j’ai jugé qu’il pouvait se montrer intéressé. Je lui ai téléphoné pour lui expliquer ce que nous envisagions. Lorsqu’il prononça de lui-même le nom de Moszkowski comme « possibilité envisageable », j’ai su que nous tenions notre homme. C’était parfait. Le deuxième volume (Medtner par Nicolai Demidenko) remporta un Grammy Award qui rendit immédiatement notre collection crédible. Nous l’avons poursuivie, et totalisons désormais plus de 60 références.

Qui décide des œuvres à graver ?

Simon Perry : C’est Michaël. C’est le travail qu’il préfère : il les collectionne.

Michaël Spring : Au dernier recensement, j’ai compté pas loin de 800 partitions de concertos pour piano de l’ère romantique dans ma bibliothèque personnelle. Le pire, c’est que je n’ai aucune raison de m’arrêter là ! C’est vrai, je les collectionne.

Simon Perry : D’ailleurs, cet engouement donne lieu à des scènes amusantes. Michaël vient m’annoncer tout heureux que nous allons enregistrer telle œuvre précise. Il me donne alors le nom du compositeur et l’on m’entend lui répondre Qui ça ?! à des kilomètres à la ronde… Mais en définitive, la musique de « l’illustre inconnu » s’avère toujours d’excellente facture.

A qui pensez-vous en particulier ?

Michaël Spring : Herz, Kalkbrenner, Pixis, Thalberg, Hiller, Rosenhain, Moscheles, Wieniawski… Mais nous pourrions citer Widor ou Dubois, vos compatriotes.

Recourez-vous à l’aide de musicologues pour établir des textes ou reconstruire des parties ?

Simon Perry : L’opération est parfois indispensable. En ce qui concerne les concertos, le plus souvent, c’est la partition d’orchestre qui pose problème : soit les parties sont manquantes, soit le conducteur entier fait défaut. Par chance, les réductions pour deux pianos étaient monnaie courante au XIXe siècle. Michaël se charge lui-même de rassembler et de préparer le matériel adéquat. Il passe de longues heures assis aux tables des bibliothèques ou le nez dans des collections privées, jusqu’à ce qu’il déniche la perle rare.

C’est à ce moment que vous téléphonez… à Marc-André Hamelin, par exemple ?

Michaël Spring : Presque. Dans son cas particulier, c’est lui qui soumet les idées la plupart du temps. Sa curiosité intellectuelle est insatiable et nous sommes toujours ravis qu’il la mette à profit pour nous ! Avec Marc-André, nous avons eu la possibilité de graver des œuvres d’Alkan, Henselt, Korngold, Anton Rubinstein, Scharwenka, mais aussi de Busoni (l’immense concerto en do majeur), Reger, Richard Strauss (Burleske). Dans le même temps, je comprends tout à fait que des pianistes de l’envergure de Stephen Hough ou Marc-André Hamelin, avec lesquels nous sommes liés par un contrat d’exclusivité, se concentrent sur un répertoire plus traditionnel pour poursuivre leur magnifique carrière à l’échelle qu’elle impose. Je doute que ces deux-là enregistrent encore beaucoup d’autres raretés romantiques pour notre compte, à l’avenir. Mais nous pouvons compter aussi sur Howard Shelley, Steven Osborne, Leslie Howard, Angela Hewitt, Jonathan Plowright, Philip Martin… De nombreux autres encore.

Simon Perry : Notre principale difficulté consiste en fait à réussir la meilleure association entre une œuvre et un interprète. Il nous faut trouver la bonne personne, c’est-à-dire le pianiste qui acceptera de travailler une pièce pour laquelle il se sent des affinités mais qu’il risque probablement de ne plus jamais rejouer par la suite, une fois l’enregistrement terminé.

Michaël Spring : En fait, les pianistes viennent rarement à nous avec les concertos tout prêts dans les doigts…

Simon Perry : C’est plutôt l’inverse qui se produit. Nous venons à eux, les contactons, leur exposons nos envies. Les orientations s’infléchissent, et nous finissons par engager quelqu’un d’autre (rires).

Avez-vous conscience qu’une politique originale comme la vôtre peut combler des lacunes et servir la culture musicale de manière effective ?

Simon Perry : Modestement je vous réponds oui. J’en suis tout à fait convaincu. Il est probable que Francis Bache n’ait jamais entendu son propre concerto pour piano, par exemple. Nous, nous lui avons redonné vie en le sortant des limbes de la Royal Society of Music. Il est bon de porter à nouveau à la connaissance des mélomanes des œuvres qui ont compté dans l’histoire de l’instrument, qui ont contribué à enrichir son répertoire, à développer des procédés d’écriture ou qui éclairent simplement des aspects moins connus de telle ou telle personnalité. Notre collection des transcriptions de Bach est intéressante en ce sens, puisqu’elle présente des pages qu’on doit à Feinberg, Friedman ou Busoni. Nous étendons bien sûr notre curiosité pour le répertoire concertant au répertoire pour piano solo. Piers Lane, par exemple, a enregistré les pièces d’Eugen d’Albert après en avoir gravé le concerto. Il s’attaque actuellement à l’intégrale des concertos de Williamson. Nous proposons également des parutions thématiques (comme les « Bis rares pour piano », « L’Espagne »).

Rayon historique, où vous procurez-vous les bandes et 78 tours qui font le plaisir des pianophiles ?

Michaël Spring : Bryan Crimp possède une collection fabuleuse. Jusqu’à présent, chez APR, c’est lui qui réalisait tout, des transferts au livret, parfois avec l’aide d’un autre collectionneur londonien. A vrai dire, les choses ont commencé à changer avec la série que nous avons consacrée aux grands pédagogues de l’école russe ainsi qu’à leur descendance : Heinrich Neuhaus [Guilels, Zak, Richter], Alexandre Goldenweiser, Konstantin Igoumnov [Lev Oborine], Yakov Flière, Grigory Ginzburg… J’ai souhaité développer une collaboration plus étroite avec l’International Piano Archives de l’Université du Maryland, aux Etats-Unis, que dirige Donald Manildi, et dont les fonds sont d’une richesse incroyable. Nous sommes également intéressés par certains enregistrements de jeunesse de Sergio Fiorentino et par des transferts, maintenant épuisés, qu’avait réalisés Ward Marston pour Biddulph. Il nous importe de remettre Harold Bauer, Moritz Rosenthal et Percy Grainger en circulation dans une présentation mise à jour et enrichie. Et puis Moura Lympany et Sergio Fiorentino comptent toujours parmi nos favoris. Bref, tant que le disque vivra encore un peu, nous ne manquerons pas d’idées…

 

 

 


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