le mag du piano


Nicholas Angelich joue les Goldberg

par Frédéric Gaussin

Nicholas Angelich © Marc Ribes licensed to Virgin Classicsuelle relation vous lie à
Jean-Sébastien Bach, en tant qu’interprète ?

Nicholas Angelich : Je l’ai toujours aimé. Il est indissociable de mon être comme il l’est de notre métier, dans la mesure où son écriture vous conduit à considérer simultanément, dans leur plénitude, les multiples dimensions de notre pratique musico-instrumentale, et ce de manière inconsciente. Travailler la Clavierübung, c’est lier automatiquement harmonie, polyphonie, contrepoint, pulsation, technique, cadres formels, réflexion sur le timbre, le legato, doigtés, indépendance / superposition des voix et des mains, etc. Bach nous est indispensable tant au niveau physique qu’au point de vue cérébral. Je ne parle pas même de l’enrichissement qu’il procure sur le plan méta-physique, au sens littéral du terme. Je joue Bach avec assiduité depuis l’adolescence, même si je n’ai pas éprouvé souvent le besoin de l’interpréter en public.

Bach
Variations Goldberg

Nicholas Angelich (piano).
Virgin Classics.

Que représente pour vous le fait d’enregistrer les Variations Goldberg et de les présenter ainsi dans le monde en tournée, à ce stade actuel de votre carrière ?

Nicholas Angelich : J’ai le sentiment d’avoir embarqué pour une longue et passionnante odyssée. Je porte l’œuvre en moi depuis de nombreuses années. Je l’ai travaillée seul, en dehors de tout cadre institutionnel, si bien que j’entretiens avec elle une relation toute spéciale. À l’instar des Diabelli, je le crois, les Goldberg exigent un compagnonnage, un commerce assidus. Vous ne sauriez les exécuter à la légère, et dans le même temps vous n’en avez jamais fini, avec une matière pareille. Nombreux sont les musicologues, les exégètes, les confrères qui ont exprimé leur point de vue au sujet de cette grande architecture. Je ne prétendrai pas en rajouter aujourd’hui, surtout dans le contexte d’entretien qui est le nôtre, néanmoins cette musique m’apparaît d’emblée, je dirais sans réfléchir, comme universelle et très intime à la fois. Chose curieuse, les Goldberg provoquent des réactions très personnelles tant chez les auditeurs qui l’écoutent, que chez les artistes qui la jouent. Elles sont d’une portée exceptionnelle, mais leur rigueur incomparable n’ôte rien à leur charme, à leur beauté naturelle. Il m’est très difficile de les caractériser en peu de mots. Les Goldberg sont l’essence de la musique pure : chant, rythme et danse. Elle ne sont pas régies par des lois mathématiques – ou alors, si elles le sont, elles le sont uniquement dans cette dimension élevée où algèbre et géométrie se transfigurent en poésie et en philosophie.
Bien sûr il y a la réalité du texte, vous devez unifier ici les variations en un cycle qui se referme sur lui-même, et dont le principe commun est celui d’une basse particulière, mais la partition des Goldberg est virtuellement illimitée : les indications de Bach sont inexistantes, pour ainsi dire. L’interprète doit d’abord intégrer le fait qu’une musique aussi riche le dépasse, qu’elle ouvre la voie à un nombre non quantifiable de lectures, parce qu’elle pose un nombre considérable de problèmes : respect ou non des reprises, choix des figures d’ornementation, accentuation, nuances, phrasés… Le titre de l’œuvre est « Aria avec plusieurs changements pour Clavicimbal à deux manuels ». Moi, je suis pianiste : je m’exprime artistiquement, c’est-à-dire musicalement, intellectuellement, sensiblement, par le biais de ce medium particulier qu’est le piano moderne. Je me heurte de fait à des difficultés de mise en place digitale – chevauchements, relais de voix, prenez les variations 11, 20 ou 23, par exemple, qui ne se destinent pas à un clavier unique, fût-il de 88 notes. Vient ensuite la question du style. Si l’étude et la connaissance minutieuses de l’écriture de Jean-Sébastien Bach doivent me préserver des fautes de goût, s’il est absurde, pour ne pas dire ridicule, de prêter à Bach un rubato, un décalage des mains, des inflexions qui pourraient – éventuellement ! – s’appliquer au romantisme ou au fauvisme musical, nous sommes tous d’accord là-dessus, il est tout aussi inepte de vouloir copier la sonorité du clavecin. Je tranche la question, pour ma part, en songeant que l’audace des Goldberg est tournée vers l’avenir, vers Mozart et Beethoven, et qu’un interprète doit respecter en priorité la nature de son instrument, autrement dit envisager la traduction des œuvres selon les paramètres de celui-ci.
Pour toutes ces raisons, je n’ai nullement le sentiment de prolonger une ligne commencée par d’autres, Rudolf Serkin, Claudio Arrau, Maria Yudina, Wilhelm Kempff, mes compatriotes Glenn Gould et Rosalyn Tureck, plus récemment András Schiff ou Murray Perahia, puisqu’il ne s’agit pas en l’espèce de continuité de vision, d’héritage ou de « tradition ». Bien plutôt, j’apporte ma propre pierre à un édifice immense. Mon interprétation des Goldberg, comme la leur, est hautement personnelle. Elle entre en résonnance avec ma personnalité.

 

Où avez-vous réalisé l’enregistrement de ce disque ?

Nicholas Angelich : À Cork, en Irlande, dans l’auditorium Curtis, sous la direction artistique d’Etienne Collard. Mes exigences en matière de réglage étaient limitées : je voulais seulement que l’accordeur parvienne à réaliser l’équilibre nécessaire entre transparence et profondeur sonores.

Harmonia Mundi réédite actuellement Les leçons particulières de musique en DVD. La remarquable collection d’Olivier Bernager et François Manceaux brosse les portraits en situation de 12 Maîtres, concertistes-enseignants : Nikita Magaloff, Jose Van Dam, Scott Ross, Anner Bylsma…. Vous ouvrez vous-même le film dédié à Yvonne Loriod, en présence d’un Olivier Messiaen très attentif à votre jeu. Quel souvenir gardez-vous de ce documentaire ?

Nicholas Angelich : Je ne l’ai jamais revu, mais je le visionnerais avec plaisir aujourd’hui. Comme tout cela paraît loin… J’avais 19 ans à l’époque. Je me souviens que nous avions tourné à Paris, dans une église moderne du 15ème arrondissement, par de belles journées ensoleillées. Je devais jouer « Par Lui tout à été fait », une pièce tirée des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus. Un immense crucifix surplombait le Bösendorfer. Yvonne Loriod se tenait à mes côtés : plus exactement, elle était derrière mon épaule, je ne faisais que sentir sa présence. À ce moment, je travaillais encore sous sa direction. Messiaen, lui, était assis à gauche, dans l’alignement du clavier, comme niché dans le renflement d’une chapelle intérieure. Je sais qu’il me suivait avec la partition, mais je ne le voyais pas lui non plus, puisque sa musique, la fugue notamment, exige une concentration totale. À 80 ans passés, il conservait une oreille exceptionnelle, mais il restait impassible pendant l’audition. Tous les deux étaient d’une humilité réelle, et entièrement habités par l’art : ils formaient un couple très complémentaire, d’une science impressionnante. Nos rapports étaient simples. J’ai eu beaucoup de chance de collaborer si étroitement avec eux, de recueillir leurs conseils, de bénéficier de leur autorité. Certaines rencontres vous marquent d’une façon indélébile : vous le sentez sur l’instant, et l’éprouvez plus encore à mesure que les années passent.

Des projets pour l’année Liszt ?

Nicholas Angelich : Je rejoue l’intégralité d’un cycle dense, intime et profond : les Années de Pélerinage, qui sont l’une de mes nourritures spirituelles.

photo © Marc Ribes licensed to Virgin Classics

 


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