le mag du piano

Entretien

Evgueni Kissin

par Frédéric Gaussin

Evgueni Kissin © Sasha Gusov licensed to EMI ClassicsLettrine’hôtel Napoléon de l’avenue de Friedland : voilà un choix singulier, pour un artiste – russe de surcroît. L’endroit est chargé d’histoire. Pourquoi un tel lieu de rendez-vous ? Par nostalgie pour l’époque d’Alexander Kliaguine ? Pour les rappels de la geste impériale ?

Evgueni Kissin : Oh non, je dois dire que ce sont là les dernières choses auxquelles je pense, lorsque j’en franchis les portes. J’accorde mes interviews dans cet hôtel parce qu’il est pratique pour moi : mon domicile n’est situé qu’à cinq minutes de marche d’ici. C’est tout. Je fais de même à Londres. C’est la seule raison de mon choix.

Ce qui signifie que vous vivez également à Paris, désormais ?

Evgueni Kissin : Oui.

Ainsi, vous habitez, vous vous produisez majoritairement dans les centres urbains d’Europe, d’Amérique et d’Asie, tous densément peuplés et bâtis. Les grands espaces ne vous manquent-ils pas quelquefois ?

Evgueni Kissin : Hmm… Je ne vois pas ce que vous désignez par l’expression « grands espaces ».

Je parle, aux sens propre et métaphorique, des vastes étendues de votre pays natal, dans lequel vous avez demeuré vingt ans. Le sentiment seul de cette immensité a inspiré et irrigue les œuvres picturales, musicales, littéraires des artistes que vous savez. Ne ressentez-vous jamais, comme virtuose, le besoin de…

Evgueni Kissin :  – J’aime la campagne, et j’aime la nature, mais je n’y vis pas, et je n’y passe que peu de temps. J’aime aussi les villes et les vieilles cités. Je suis intéressé par l’architecture, celle de Paris comme celle des mégalopoles japonaises. Et j’aime les gens. J’aime croiser du monde et rencontrer des gens. Je serais incapable de vivre ou de séjourner à la campagne, si c’est toutefois à la campagne que vous faîtes allusion.

Quelles impressions musicales gardez-vous donc du Moscou de votre enfance ? J’imagine que vous avez eu l’occasion d’y entendre un certain nombre d’interprètes renommés

Evgueni Kissin : J’ai eu la possibilité d’assister à de nombreux concerts, oui, la plupart de très haut niveau. Etrangement, je n’ai jamais entendu Guilels [1916-1985] en personne, par exemple. Je n’ai assisté qu’à la retransmission télévisée de quelques-unes de ses dernières prestations, alors qu’il était pourtant toujours en vie. Je ne l’ai jamais entendu en chair et en os, cependant je me rappelle très bien l’exécution qu’il donna des Etudes symphoniques de Schumann dans la grande salle du Conservatoire de Moscou. Je ne parle pas de la version qui fut enregistrée dans la salle Tchaïkovsky, qui circule également dans le commerce. Celle du grand hall est meilleure et plus impressionnante : je me souviens très bien l’avoir entendue au moment de la mort d’Andropov [1914-1984, chef du Soviet Suprême]. Une chaîne de la télévision nationale avait choisi d’illustrer les images de sa cérémonie funéraire au moyen des Etudes symphoniques jouées par Guilels, tandis qu’une autre (qui diffusait évidemment à l’identique), s’était servie des mêmes Etudes mais en retenant la version de Richter. Il est vrai que l’atmosphère de la pièce correspondait assez bien à la scène. J’étais jeune, mais je me rappelle que l’interprétation de Guilels était incomparablement supérieure à celle de Richter. Guilels était beaucoup plus profond, surtout dans la première variation et la partie médiane du finale. L’impression générale qu’il causait était plus puissante, plus saisissante. Je possède toutes ses versions de la Sonate en fa dièse mineur. Ceci-dit j’ai entendu Sviatoslav Richter [1915-1997] en personne, pour le coup. Je me rappelle notamment l’avoir vu accompagner Peter Schreier dans Le Voyage d’hiver. C’était merveilleux. J’ai aussi beaucoup entendu Yuri Bashmet, ainsi que deux orchestres de chambre, excellents tous les deux quoique différents : les « Virtuosi » de Vladimir Spivakov, et l’Orchestre de chambre de Lituanie de Saulius Sondeckis, plus européen dans sa manière et ses traditions interprétatives. J’ai joué avec l’orchestre lituanien en 1992, alors que j’étais déjà passé à l’Ouest.

Avez-vous entendu Mravinsky [1903-1988] ?

Evgueni Kissin : Hélas jamais en live, lui non plus. Seulement à la télévision, mais à ce moment-là j’étais trop jeune pour l’apprécier comme il le doit.

Vous avez célébré hier le 85ème anniversaire de votre Maître, Anna Pavlovna Kantor. Nous savons l’importance qu’elle revêt dans votre parcours et dans votre vie mais la connaissons assez mal, en définitive. Pourriez-vous nous donner quelques repères biographiques ?

Evgueni Kissin : Mme Kantor est donc née le 27 mai 1923. A Saratov. Sa mère était une pianiste et pédagogue réputée. Entrée à l’Ecole centrale de musique de Moscou, Mme Kantor étudia dans un premier temps sous la direction de Tatyana Kestner.

 

L’élève de Goldenweiser ?

Evgueni Kissin : Celle-là même [Tatyana Kestner forma Andrei Gavrilov, Elena Kuschnerova, Nikolaï Petrov et Nicolaï Lugansky]. Mais une fois la guerre déclarée, l’Ecole centrale de musique fut évacuée et déplacée au sud-est de Moscou dans la ville de Penza, sur la Soura. Voyez-vous ?

Vaguement, pour être honnête. Autant que je me souvienne, c’est dans l’oblast de Penza que Lermontov a grandi

Evgueni Kissin : Oui : la Soura est un affluent de la Volga. Mais Mme Kestner n’est pas allée à Penza. Mme Kantor a donc poursuivi ses études sous la direction d’un autre excellent professeur, du nom de Tamara Bobovitch. Quand les Allemands ont commencé de battre en retraite, la zone fut évacuée à nouveau, et Mme Kantor put regagner Moscou pour intégrer la classe d’Abraham Shatskes au Conservatoire. Lui-même avait été le disciple de Nicolaï Medtner.

Dans les années 1920, Shatskes était connu à Paris comme accompagnateur de la célèbre Marie Olénine d’Alheim, l’introductrice en France des lieder de Moussorgsky, Cui, Balakirev etc. Alfred Cortot joua souvent avec elle, avant qu’il ne se consacre à son trio.

Evgueni Kissin : Abraham Shatskes est mort assez jeune au début des années 1960. Il était originaire de Vilna. Il laisse un enregistrement du deuxième concerto de Medtner avec Evgueny Svetlanov et l’Orchestre d’Etat de l’URSS. C’est dans sa classe, en 1948, que Mme Kantor obtint son diplôme en présentant les Davidsbündlertänze à l’examen final. Ensuite, elle ne se consacra plus qu’à l’enseignement du piano auprès des jeunes enfants doués, auxquels elle dédia sa vie entière. D’emblée, elle montra des aptitudes rares et naturelles, un talent extraordinaire dans ce domaine si difficile. Mon tout premier « professeur » n’avait pas cette science naturelle, qui tient à la fois de la compétence et du don. Mme Kantor a ainsi accompli l’essentiel de sa carrière à l’Ecole centrale de musique Gnessin de Moscou. Je dis bien à l’Ecole élémentaire de l’Académie Gnessin, où je suis entré à 5 ou 6 ans, et non à l’Institut du même nom qui ne concerne pas cette tranche d’âge.

Quelles étaient les méthodes, ou la méthode d’enseignement d’Anna Pavlovna Kantor ?

Evgueni Kissin : C’est une question à laquelle je crains de ne pouvoir répondre. J’étais seulement un enfant lorsque j’ai travaillé avec elle, et par conséquent je n’ai pas pensé à cela, je n’ai pas cherché à me souvenir, ni à m’interroger à ce sujet. Je n’avais aucun point de comparaison, je n’étais qu’un élève assistant aux leçons, jouant, étudiant, mais n’essayant pas de comprendre. Il ne me serait donc pas venu à l’idée de m’interroger sur les ou sur la méthode d’enseignement de mon Maître. Il y a une chose que je sais en revanche, car Mme Kantor me l’a apprise elle-même beaucoup plus tard. Je ne m’en étais pas même aperçu sur le moment, je dois dire, mais ce que j’ai réalisé plus tard au cours d’une conversation, c’est que Mme Kantor ne jouait jamais elle-même lors de ses leçons. Elle n’a volontairement jamais joué de piano, ni pour moi ni pour ses autres élèves. Elle n’a jamais fait elle-même, en classe, la démonstration de ce qu’elle attendait de nous, pour la seule raison qu’elle ne voulait pas que les étudiants la singent. Mme Kantor n’utilisait que des moyens verbaux. Son enseignement ne passait que par le canal de la parole. Et tout le monde, chaque étudiant conserva son propre visage, sa physionomie individuelle. S’agissant de ce dernier point, je savais – et là, je savais dès cette époque – que tel n’était pas toujours le cas dans les autres écoles.

C’est une chance, en effet : tous les maîtres ne respectent pas la personnalité des natures qu’ils éduquent

Evgueni Kissin : Absolument. C’est une grande chance que j’ai eue.

… surtout en tant qu’enfant précoce. Mme Kantor est-elle à l’origine de la diversité de votre répertoire actuel ? Comment, par quels stades votre progression s’est-elle opérée ?

Evgueni Kissin : Tout dépend de ce que vous entendez par l’expression « diversité de votre répertoire ». Avant d’entrer à l’Ecole, j’avais écouté de la musique de façon ininterrompue, quasiment depuis ma naissance. Je me suis familiarisé très tôt avec des musiques et des pièces de toutes sortes, jusqu’à ce que je sois physiquement en mesure de toucher le clavier et de reproduire ce répertoire, ces mélodies à l’oreille.

 

Quoi, par exemple ?

Evgueni Kissin : Le premier morceau que j’ai chanté est une fugue de Bach. J’avais 11 mois. Ma sœur aînée étudiait le Prélude et fugue en la majeur du 2ème livre du Clavier Bien Tempéré. C’est ce que j’ai chanté. Dès la plus tendre enfance, mes goûts ont été très larges, très éclectiques. Pour que je vous renseigne, tout dépend donc de ce que vous entendez par la question : « Est-ce votre professeur qui vous a guidé et initié à la diversité du répertoire ? ».

Je faisais en fait référence à un éventuel « plan d’études » qu’aurait suivi Mme Kantor, car j’aurais souhaité pouvoir reconstituer le jalonnement de votre parcours en termes d’œuvres, par gradation de difficulté – l’acquisition, la transmission et le perfectionnement à visée musicale de la technique instrumentale étant des points fondamentaux. Enesco a supervisé ainsi la maturation du petit Menuhin, avec lequel vous ne souffrirez pas que je vous compare. A supposer que leurs mains les y autorisent, même les élèves précoces ne sauraient passer directement sans contrôle, c’est-à-dire sans risque, de l’op. 2 n° 1 à l’op. 111

Evgueni Kissin : Hé bien, la nuit dernière, pendant le dîner d’anniversaire que nous offrions à Mme Kantor, un ami venu spécialement de loin pour fêter cette occasion lui demanda de décrire la façon dont elle m’avait enseigné la musique durant mon enfance. Mme Kantor indiqua qu’au fond, ma propre personnalité à moi, ma nature, mes spécificités personnelles furent les seuls éléments qui lui dictèrent dans le temps la façon juste de m’instruire. Voilà donc ce que je peux vous en dire. Mme Kantor a simplement suivi ce qu’elle voyait, s’adaptant à ce à quoi elle assistait. Nous avons travaillé beaucoup d’œuvres, mais je n’ai pas cherché alors à mémoriser ce parcours, ni à me le rendre conscient. [Parmi les autres élèves d’Anna Pavlovna Kantor, citons Ludmila Berlinskaïa, Nikolaï Demidenko, Anton Batagov et Elisabeta Smirnova].

Venons-en au présent. EMI vient de publier votre enregistrement du Concerto en do mineur de Mozart, pour lequel vous avez spécialement composé des cadences…

Evgueni Kissin :  – Mozart n’en a laissé aucune pour cette œuvre, et ma préférence n’allait à aucune des cadences existantes. J’ai donc décidé de composer les miennes.

… comme Clara Haskil. Que pensez-vous de celles de Saint-Saëns ?

Evgueni Kissin : Elles me plaisent peu.

Dans ce cas, pourrions-nous évoquer l’écriture et le style des vôtres ? Comment avez-vous exploité le matériau thématique disponible ? Avez-vous suivant une idée, un parcours tonal précis ?

Evgueni Kissin : J’ai simplement écrit les cadences que je souhaitais jouer. Cet enregistrement du concerto en do mineur de Mozart et du concerto de Schumann a d’ailleurs été capté en live au Barbican Center.

Composez-vous ?

Evgueni Kissin : Non. Plus depuis l’enfance, pour ainsi dire.

Vous jouez nombre de transcriptions pour piano, signées Liszt, Busoni, Grünfeld… Seriez-vous éventuellement intéressé en tant qu’auteur par ce genre ?

Evgueni Kissin : Non… parce qu’au fond je ne saurais bien m’y prendre !

Avec le même orchestre, le London Symphony Orchestra toujours placé sous la direction de Sir Colin Davis, vous avez enregistré l’intégrale des concertos de Beethoven, que les auditeurs découvriront le 1er septembre. Voudriez-vous m’en parler ?

Evgueni Kissin : J’ai jugé intéressant de les envisager globalement comme un cycle, car j’ai trouvé un partenaire musical extrêmement réceptif en la personne de Sir Colin Davis, qui a souscrit immédiatement à ma vision des tempi beethovéniens – à celle, notamment, de l’Andante du 4ème concerto, que je joue plus lentement que la plupart des pianistes d’aujourd’hui et qui m’inspire un sentiment très profond. Cette question du tempo est épineuse. De manière générale, je ne pense pas que l’on puisse suivre à lettre les indications métronomiques transmises par Czerny, qui préconise un mouvement très rapide dans l’Adagio du 5ème concerto, ou un autre trop lent dans l’Allegro initial du 1er, dont tout musicien sincère est obligé de constater qu’ils ne fonctionnent pas. Je regrette seulement que mon interprétation de ces concertos n’ait pas été captée en concert à Londres. Je suis toujours un peu moins satisfait, personnellement, de mon travail en studio. Il existe certaines versions live, alternatives, à quelques-uns de mes disques (l’une avec Esa-Pekka Salonen du concerto op. 15 de Beethoven, réalisée à Verbier, par exemple). Je suis heureux qu’elles circulent.

Mais parce qu’ils ont marqué des moments importants de ma carrière, je ne réenregistrerai commercialement ni les concertos de Chopin (ceux de mes débuts), ni le concerto de Tchaïkovsky – je reviendrai sans doute à cette œuvre, mais il n’y aura jamais plus d’autre Karajan, quelles qu’aient été nos divergences à l’époque au sujet du tempo. Oïstrakh, Richter, Rostropovitch eux-mêmes ont bien rapporté qu’ils n’avaient pu lui dire « non » en enregistrant le Triple de Beethoven… Il faut comprendre ce que cette phrase profonde signifie exactement.

Vous jouez toujours peu de Bach en public

Evgueni Kissin : En effet.

Pourquoi ?

Evgueni Kissin : Parce qu’il m’intimide. Je considère Bach comme le sommet de la musique en général.

En terme d’écriture, d’architecture, de –

Evgueni Kissin :  – Non, ce langage-là « sonne » trop scientifique à mes oreilles. L’architecture ne renvoie qu’à la forme.

Mais forme et fond sont-ils véritablement dissociables dans l’œuvre de Bach, voire dans celle d’autres compositeurs ?

Evgueni Kissin : Je pense « sommet » dans le sens de contenu musical, « sommet » en terme d’universalité, « sommet » au point de vue de la masse spirituelle. En ce qui me concerne, c’est la qualité qui m’importe le plus dans la musique. Dans cette sphère Bach est pour moi insurpassable. C’est une partie intégrante de mon être, mais je n’ose tout simplement pas le jouer le public.

Vous jouez pourtant les transcriptions de Busoni

Evgueni Kissin : Oui, oui, quelques-unes… Mais « pas beaucoup », pour vous citer vous-même !

Vous ne souhaitez pas aborder Bach, techniquement à votre portée, sous l’angle des « structures » qu’il édifie constamment – admettons. Je crois toutefois qu’une contradiction se fait ici jour, dans votre répertoire. De manière générale, vous semblez être très attaché à la rigueur dans la présentation et l’expression des idées musicales, or si le flot de pensée des Maîtres que vous jouez le plus volontiers (Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms…) se déploie pareillement que chez Bach dans le cadre de formes spécifiques qu’ils surent exploiter, façonner sinon bouleverser, la portée métaphysique et universelle de leur œuvre ne m’apparaît pas moindre que celle du Cantor. D’aucuns prétendent ainsi que vous joueriez peu la musique contemporaine pour ce motif précis : elle ne serait pas assez écrite, trop « juxtaposée », quand bien même aurait-elle des choses à dire

Evgueni Kissin : Ce défaut d’architecture n’est pas la raison principale de mon désintérêt supposé à son endroit. Cette musique-là manque constamment de matière, à mon goût, de densité émotionnelle et spirituelle. Les pièces de notre temps – je parle de celles que j’ai lues, de celles avec lesquelles je me suis familiarisé – n’approchent en rien le niveau des grandes œuvres classiques du passé, dans aucun domaine. La musique actuelle ne m’émeut pas, lorsqu’elle est pauvre en substance.

Chopin, qui procède non de Tchaïkovsky, mais bien de Mozart et de Bach, conserve-t-il aujourd’hui encore votre préférence de soliste ?

Evgueni Kissin : Il est effectivement le compositeur que je joue le plus, et celui dont je me sens le plus proche, celui dont la musique est la plus proche de mon cœur. Sur le plan pianistique, Chopin fut un révolutionnaire, le seul (exception faite du jeune Scriabine, qui s’en inspira tant), qui exige une telle souplesse de la main au piano.

Son héritier Debussy – que vous n’abordez pas – ne m’apparaît pourtant ni moins « compositeur », ni moins sensible ou techniquement novateur que lui dans son idiome personnel

Evgueni Kissin : Certainement… Mais je formulerai la même remarque à l’endroit de Chostakovitch.

De Schönberg et Prokofiev également ?

Evgueni Kissin : Oui, auxquels j’ajouterai Olivier Messiaen dont je ne joue pas encore les œuvres. Sa musique à lui est profonde, très spirituelle, par exemple.

Vous trichez : Messiaen avait sans doute quelque chose en plus, dans la direction que vous indiquez, puisque c’était un homme de foi, profondément croyant – de fait, sa musique est effectivement « dense » sur ce plan. Mais là encore, il fut aussi un maître de l’écriture et de l’harmonie, ce qui ne contribue pas pour une faible part à sa « densité » globale

Evgueni Kissin : [sourire] C’est pourquoi je le vois un peu comme le dernier représentant d’une espèce disparue. Je jouerai certainement Messiaen à l’avenir.

Albert Roussel ?

Evgueni Kissin : C’est un compositeur qui m’intéresse grandement. Vladimir Ashkenazy a récemment dirigé Bacchus et Ariane lors d’un concert que je n’ai pu entendre en entier car je m’y produisais en seconde partie, mais c’était manifestement très intéressant, très profond.

Et… là encore parfait dans la forme, sans cesse asservie à l’élévation du propos me semble-t-il. Que pensez-vous de votre compatriote Medtner, qui fut un mystique lui aussi ?

Evgueni Kissin : Medtner était très spécial. Pour lui, Berlioz était totalement superficiel. Medtner était convaincu que la musique était tombée en décadence, et que Berlioz avait précipité la décadence de la musique, détruit la musique. Medtner était très conservateur : il ne supportait aucun de ses contemporains. Ni Prokofiev, ni Debussy, ni Richard Strauss.

Il est comique de songer qu’il souffrit surtout d’être jugé à l’aune de Rachmaninov, qui d’ailleurs l’admirait. Quel regard portez-vous sur ses œuvres pour piano ?

Evgueni Kissin : Ce sont des pages très particulières. Medtner a écrit des pièces merveilleuses, très difficiles, les Sonates, les Contes… Le fait qu’il fût si conservateur a inévitablement et évidemment affecté sa musique. Il a beaucoup souffert de ne pas être considéré comme un grand compositeur.

[ironiquement] Vous voulez dire… à l’égal d’un Glazounov ?

Evgueni Kissin : Mais Medtner était beaucoup plus doué de talent que Glazounov ne l’a jamais été, justement. Qu’il n’ait fait son entrée dans l’Histoire aux côtés des « plus grands » l’a beaucoup marqué. Nous ne pouvons nous même que le déplorer aujourd’hui. Il avait beaucoup à exprimer, il avait son propre style, son langage personnel. Medtner a été capable de créer des pièces véritablement originales.

Nous parlions tout à l’heure de Vladimir Ashkenazy, qui poursuit comme Daniel Barenboïm une carrière de chef sans avoir renoncé au piano. La direction d’orchestre vous attire-t-elle vous aussi ?

Evgueni Kissin : Je n’éprouve pas l’envie de m’y consacrer. Jouer du piano est un métier qui se suffit à lui-même.

C’est sous la baguette d’Ashkenazy, aux côtés du Philharmonia Orchestra, que vous avez enregistré Prokofiev en janvier dernier. Est-il plus confortable de se produire sous la baguette d’un chef qui est aussi un merveilleux pianiste ?

Evgueni Kissin : Oh oui, absolument. Cela change tout. Les 2ème et 3ème concertos de Prokofiev sont ceux que je préfère dans la production du compositeur. Je pense que nous en avons réalisé de bonnes versions [une pause].
Quand j’étais élève à l’Ecole centrale de musique de Moscou, je me souviens que Mme Kantor m’avait demandé d’imaginer l’orchestration des Sonates de Beethoven, de les jouer en imitant les différents timbres de l’orchestre. J’ai conservé ma partition des Adieux*, que j’ai jouée à 15 ans et demi. J’ai écrit moi-même « hautbois, cor, clarinette » etc. au crayon sur les pages, aux différentes entrées que j’identifiais.

Mais je ne pense jamais à l’orchestration de Ravel lorsque je joue les Tableaux d’une exposition. Pas du tout. Nous, pianistes, sommes d’ailleurs ceux qui jouons la pièce originale.

Von Bülow multiplie ce type de notations dans ses éditions d’œuvres pour piano. Etes-vous intéressé par les révisions que vos devanciers ont réalisées, ne serait-ce que par curiosité intellectuelle ?

Evgueni Kissin : En fait, leurs commentaires me « dérangent ». Je préfère n’avoir sous les yeux que le texte musical, le plus vierge d’indications et le plus conforme, si possible, à la version définitive que le compositeur aura authentifiée. S’agissant de Schnabel, par exemple, je préfère bien davantage écouter ses disques et apprendre d’eux, plutôt que de me plonger dans ses éditions des Sonates de Beethoven. Je n’écris pas mes doigtés, mes pédales, ni rien de ce genre. Je n’aime pas lire ces choses sur les partitions.

Puisque nous parlons de texte, accepteriez-vous d’évoquer votre passion pour la poésie (yiddish et russe), dont la déclamation, selon l’idée que je m’en fais, est un art très proche de l’interprétation musicale ?

Evgueni Kissin : Je suppose que cette passion pour la poésie vit en moi depuis l’enfance. Nous avions un magnétophone à la maison. J’en revois encore les grosses bandes circulaires et marrons. Quand j’étais enfant, mon père, ingénieur, avait l’habitude de m’enregistrer avec un microphone gigantesque – au piano sur notre vieux Bechstein, quand j’improvisais et chantais, mais aussi quand je récitais ces poésies enfantines, ces contes de fées qui constituaient ma nourriture d’alors. Je pense que mon goût pour la déclamation est né à ce moment-là. Plus tard j’ai continué de réciter pour moi-même, et il m’arrive aujourd’hui de le faire en public. Je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que jouer de la musique et réciter de la poésie sont deux actes qui constituent une expérience très similaire. Dans les deux cas, vous devez interpréter une œuvre d’art écrite par un autre, l’animer, la restituer pour autrui. La seule différence est que je pratique la musique en professionnel.

Au cours de quelques interviews que j’ai concédées à la télévision russe, il m’a été demandé de réciter de la poésie, les journalistes ayant eu vent de mon inclination personnelle. Le directeur du Festival suisse de Verbier, Martin Engstroem, s’est soucié lui aussi de mon goût pour la poésie, par l’intermédiaire de mes compatriotes. Récemment, Martin a souhaité que je tente le pari en public au cours d’une saison, en intégrant ma prestation poétique au corps musical du festival. J’ai accepté à une seule condition : que les autres musiciens invités se livrent à la même expérience – condition que Martin accepta. Zubin Mehta, Kiri Te Kanawa et Itamar Golan voulurent bien s’associer au projet. Martin organisa ainsi pour nous une série de soirées individuelles. Malheureusement, très peu de temps après l’ouverture du festival, le père de Zubin tomba gravement malade et décéda, si bien que Mehta renonça à paraître comme poète récitant. Presque au dernier moment, quelques jours à peine avant la date prévue pour elle, Kiri Te Kanawa annula. Ne restèrent plus qu’Itamar et moi. Je fus le premier à me lancer. Ma prestation, très bien accueillie, m’a poussé à recommencer en 2006 à Verbier.

Evgueni Kissin : J’ai donné une soirée comparable en France. En octobre 2002, France-Musique m’a consacré une journée entière, 24 heures de programme qui furent montées au moyen de mes enregistrements, de mes enregistrements préférés d’autres artistes, de mes interviews et de témoignages recueillis auprès de personnalités diverses à mon sujet. Le tout s’achevait par la retransmission d’un concert qui avait été enregistré en direct au Théâtre des Champs-Elysées : 5ème symphonie de Tchaïkovsky, 2ème concerto de Brahms suivi de quelques bis, donnés par Emmanuel Krivine, l’Orchestre Philharmonique de Radio-France et moi-même. Je le signale, parce que René Koering avait en fait invité Gérard Depardieu à m’entendre ce soir-là. Au cours du dîner qui suivit, M. Koering révéla à Depardieu que j’aimais dire des poèmes, et ce dernier émit spontanément l’idée d’une prestation commune en disant : « Vous réciterez les poèmes de votre choix dans leur version originale, moi j’en dirai la traduction française ». J’ai été stupéfait par cette proposition. « Comment vais-je faire une chose pareille, je ne suis pas un professionnel ». « Aucune importance », répondit Depardieu, « Je sais que vous en êtes capable. Je vous ai vu à l’œuvre tout à l’heure sur la scène, au piano. J’ai même entendu la façon dont vous annonciez vos bis et je vous fais confiance. Faisons donc cela ! ». C’est ainsi qu’une soirée spéciale fut prévue pour le Festival de Radio-France et de Montpellier*, soirée qui fut annulée parce que Gérard Depardieu se cassa la jambe au cours d’un accident de moto, mais qui fut programmée de nouveau pour la saison suivante et donnée avec succès devant 800 personnes à la salle Pasteur. Depardieu en a été ravi, et s’est dit prêt à recommencer notre collaboration à l’endroit et au moment de mon choix.

Qu’en est-il de votre rapport général à la langue, maternelle ou d’emprunt – question qui n’est pas sans résonance dans le domaine musical ? Nous nous exprimons actuellement en anglais, en usant parfois de tournures propres à nos systèmes linguistiques respectifs, mais à Paris où vous avez choisi de vous fixer. Entretenez-vous avec la France les mêmes rapports qu’autrefois vos compatriotes Pouchkine et consorts, ces poètes que vous admirez ?

Evgueni Kissin : Non. Jadis les grandes familles Russes pratiquaient le Français davantage que leur langue de naissance.

… de même, pourrait-on observer, que l’aristocratie polonaise, la noblesse habsbourgeoise ou la Cour d’Angleterre – mais ce trait a perduré bien au-delà du XIXème siècle, dans votre pays, en dépit de l’admiration que Byron suscita au sein de l’intelligentsia

Evgueni Kissin : Oui, et vous le savez comme moi, mais personnellement je n’ai reçu aucune éducation en ce sens. Je n’ai pas eu de gouvernante française, d’ailleurs ma famille et moi avons toujours été attirés et fascinés par Londres et par l’Angleterre, précisément : nous y avions des amis et nous avons fini par découvrir que nous y avions de la famille. Au moment où j’ai grandi, sous l’ère soviétique, nous n’étions pas encouragés à apprendre une langue étrangère, et de toute façon, la langue étrangère principale que l’on enseignait était l’anglais, durant la guerre froide. Avant la Deuxième guerre mondiale, au cours des années vingt et trente, l’allemand avait la primauté dans certains cercles, notamment musicaux. Mme Kantor, par exemple, a étudié l’allemand à l’école. Dans la plupart des écoles, à mon époque, on tenait les enfants dans l’ignorance des langues étrangères. Dans la mienne c’était différent, puisqu’il s’agissait de toute façon d’une école spécialisée dont le cursus était particulier. Nous n’assistions néanmoins qu’à un seul cours par semaine : nous avons seulement appris les bases de la langue anglaise, nous n’aurions pas été capable de nous exprimer parfaitement en quittant l’établissement. J’ai dû rattraper ce retard par moi-même, depuis, pendant mes voyages à l’Ouest. Lorsque je vivais à New York, je m’efforçais constamment de ne pas adopter l’accent américain…

Que lisez-vous avec le plus de plaisir ?

Evgueni Kissin : Je me plonge indifféremment dans les romans et les pièces de théâtre. Je ne saurais dire que j’aime tel genre davantage que tel autre. Je présenterai les choses de la façon suivante : disons que je me suis toujours senti des affinités particulières avec la poésie.

La qualité poétique : est-ce un élément que vous recherchez au cœur même de la prose ?

Evgueni Kissin : A quoi, à quel type d’écrits pensez-vous ?

Pour citer nos modernes, à La mort de Virgile d’Hermann Broch, cette symphonie littéraire qui plie aux rythmes antiques les rimes du vocabulaire allemand le plus raffiné ; aux romans de Vladimir Nabokov, qui atteint un degré rare de musicalité lorsqu’il s’exprime directement en anglais

Evgueni Kissin : Ah, c’est dommage, il vous faudrait pouvoir lire aussi le Nabokov russe. La traduction des œuvres dans une langue étrangère est toujours un problème, qui se pose avec plus d’acuité encore dans le cas des poèmes. Le russe est en outre très difficile à apprendre, bien plus difficile à maîtriser que le français. A vrai dire je ne sais pas si « l’essence poétique » est une qualité stylistique que je recherche consciemment dans la prose, mais quoiqu’il en soit je la prise et la goûte hautement. Je n’apprécie pas les ouvrages mal écrits.

Il nous reste peu de temps. La musique de chambre est-elle un domaine dans lequel vous souhaiteriez vous investir davantage ?

Evgueni Kissin : Oui. Je ne joue pas tellement dans les ensembles. J’ai joué de très belles choses, dans le passé, avec le concours de musiciens extraordinaires : Isaac Stern, Martha Argerich, Alexander Kniazev, Thomas Quasthoff, Yuri Bashmet… Il y a aujourd’hui quelques pièces que j’aimerais jouer, parce que je les aime beaucoup. Et j’ai prévu certaines choses pour la saison prochaine. D’abord, le trio en la mineur de Tchaïkovsky, que je n’ai jamais exécuté mais que j’ai toujours beaucoup admiré (je le donnerai premièrement au festival de Montpellier en compagnie de Silvia Marcovici et d’Alexander Kniazev, puis au festival de Verbier aux côtés de Joshua Bell et de Misha Maisky) ; je présenterai ensuite le trio en ré mineur de Mendelssohn, que j’ai déjà joué il y a treize ans, en Suisse, avec Isaac Stern et Natalia Gutman. Cependant j’avoue préférer jouer en solo… tout simplement parce que je joue davantage. J’ai l’occasion de jouer du piano davantage. Quand je joue avec orchestre, ou dans des ensembles de musique de chambre, j’éprouve parfois un sentiment de frustration – ce sont mes partenaires, qui jouent ces merveilleux thèmes. Je les accompagne, et je suis triste de ne pas jouer moi-même cette matière merveilleuse. Je préfère donc jouer seul, pour cette raison mais aussi parce qu’en solo tout dépend entièrement et uniquement de moi. Tout est entre mes mains, littéralement parlant.

Quelles sont les autres pièces qui vont venir s’intégrer à votre répertoire dans les mois à venir ?

Evgueni Kissin : En octobre, je ferai une petite tournée avec Dmitri Hvorostovsky : lieder de Tchaïkovsky, de Medtner et Rachmaninov. Je n’en avais joué aucun auparavant. En solo, j’ai prévu quelques pièces de Chopin (Polonaise-Fantaisie, Mazurkas op. 30 n° 4, op. 41 n° 4 et op. 59 n° 1, Etudes op. 10 n° 1, 2, 3, 4, 12 & op. 25 n° 5, 6 et 11) et de Prokofiev (Roméo et Juliette, 8ème Sonate)que je n’avais pas encore jouées ou très peu jouées en public. Je renouvelle constamment mes programmes. Ces tournées vont passer par Francfort, Munich, Paris, Londres, Lisbonne, Madrid, Lucerne, Genève, Amsterdam, Milan, Toulouse, Hanovre, Chicago, Washington, New York, San Francisco, Los Angeles, Taipei, Hong Kong, Seoul, Hambourg, Vienne, Berlin et Stuttgart. Je n’ai joué la sonate de Prokofiev qu’une seule fois, par exemple : c’était en 1990 et j’étais un peu jeune. J’ai fait de mon mieux, mon exécution a été enregistrée pour la télévision, mais je n’en suis pas satisfait aujourd’hui. Je pense que je peux être meilleur.

 

Des sonates dites « de guerre », la 8ème est-elle donc votre préférée ?

Evgueni Kissin : Non, je dirais que la 6ème est plus proche de mon cœur. L’appellation de « Sonates de guerre » qui est couramment utilisée ici ne convient d’ailleurs pas à la 6ème, laquelle a été écrite avant qu’Hitler n’attaque la Russie. Les sonates de Prokofiev que je préfère sont dans cet ordre les n° 6, 4 et 2. J’aime un peu moins la 3ème. Quant à la 4ème, elle reste liée pour moi à un souvenir particulier. Elèves, nous nous produisions quelquefois dans la grande salle de concert de l’Institut Gnessin, située à quinze minutes à pied de l’Ecole. Je me souviens avoir marché un soir d’hiver, pour me rendre aux répétitions d’un de ces concerts auxquels je participais, dans les vieilles rues sombres et lugubres de Moscou. Je ne me souviens pas de ce que je devais jouer moi-même, mais un élève un peu plus âgé présentait le 2ème et le 3ème mouvement de la 4ème Sonate de Prokofiev – et ce 2ème mouvement est toujours resté associé depuis, dans mon esprit, à cette marche solitaire et nocturne dans les vieilles rues sombres et lugubres de la ville de Moscou. Ce n’est pourtant pas un phénomène dont je suis familier. Des souvenirs visuels peuvent s’attacher involontairement à quelques pièces de musique, chez moi, mais je réagis davantage en terme d’humeurs.

Et la célèbre 7ème ?

Evgueni Kissin : … [hochant la tête] Pardonnez-moi, il est déjà 20 h et je suis attendu… Nous en parlerons une prochaine fois. Au revoir, Monsieur*.

 

*En Français dans le texte

 

Now in English: Evgeny Kissin interview

 


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