le mag du piano

Emile Guilels par lui-même

par Frédéric Gaussin

 Emile Guilels ca. 1930. Archives de la Fondation Guilels (Moscou)

 

 

‘Distinguished Professor’ à l’Université de Northwestern, critique et conférencière, Elyse Mach fit paraître dès 1980, à New York, une série d’entretiens avec les grands noms du clavier d’alors – Claudio Arrau, Vladimir Horowitz, Murray Perahia, Rosalyn Tureck, Lili Kraus, Glenn Gould, Alfred Brendel, Paul Badura-Skoda, Youri Egorov, André Watts, Byron Janis ou Alicia de Larrocha. Inédites en français, ces conversations furent réunies et publiées par Dodd and Mead sous le titre : « Les grands pianistes de notre temps nous parlent d’eux ».

Né à Odessa le 19 octobre 1916, mort à Moscou le 14 octobre 1985, Emile Guilels compta lui aussi au nombre des interlocuteurs d’Elyse Mach. Le centenaire de sa naissance fournit l’occasion de reproduire cet échange daté de 1978, qui fut mené « à 18 heures, un vendredi glacial de novembre précédant Thanksgiving » dans une suite de l’Essex House, l’un des hôtels de prestige de New York, dont les « meubles et le gigantesque grand queue de concert semblaient minuscules » tant les dimensions de la pièce étaient imposantes.

Devançant Sviatoslav Richter, son condisciple dans la classe d’Heinrich Neuhaus, Guilels avait été le premier artiste officiel d’Union Soviétique à visiter les Etats-Unis depuis le départ de Sergeï Prokofiev (1921), « c’est-à-dire après trente-quatre ans d’attente… et la mort de Staline », comme l'indique Elyse Mach à la suite de John Rockwell, qui releva le fait dans sa notice nécrologique du New York Times. Notons rapidement ici que l'auteur de L'amour des trois oranges, qui fut autorisé à gagner San Francisco par le Commissaire du Peuple Anatoli Lounatcharski en personne (1918), puis se fixa en Europe au début de l'année 1922 avant de se réinstaller - sans trop d'encombres - en URSS (1927), ne fut en fait jamais considéré par le Soviet suprême comme un exilé véritable ou comme un déserteur au sens où devaient l'être Vladimir Horowitz, Nathan Milstein, ou Sergeï Rachmaninov dont la musique fut d'ailleurs bannie en URSS entre 1931 et 1934 pour de multiples raisons.

Pour sa part, Guilels - Artiste du Peuple de l'URSS, Prix Lénine et Héros du Travail Socialiste - se rendit douze fois aux Etats-Unis entre 1955 et 1983, chaque fois avec l’aval et sous le contrôle du régime communiste. Lorsqu'il se produisit à Carnegie Hall, le 3 janvier 1960, sous la baguette de Konstantin Ivanov (placé à la tête de l'Orchestre Symphonique d'Etat de Moscou, émanation directe du Kremlin), il fut même le soliste du premier orchestre soviétique jamais invité à se produire sur le sol américain. Aussi, au moment où Elyse Mach le rencontra, près de 19 ans plus tard, la présence du pianiste à New York n’avait rien d’inédit, de sensationnel ni de politiquement significatif. De nombreuses délégations d’artistes soviétiques avaient été envoyées à l’étranger. Lev Oborine, David Oïstrakh, Mstislav Rostropovitch, Leonid Kogan, pour ne citer qu’eux, étaient avantageusement connus du monde mélomane occidental et l'époque n'était simplement plus celle de Nikita Khrouchtchev. Ce qu’Elyse Mach réalisa ce fameux vendredi de novembre fut pourtant la première interview qu’accordait Guilels à l’Ouest après vingt ans d’un silence pesant : les agents comme le traducteur de l’artiste furent d’ailleurs surpris de le voir s’y plier de bonne grâce. Mais Guilels avait accepté l’entretien d’Elyse Mach au motif officiel qu’il allait être « réalisé par une musicienne et dans le but d’être inclus dans un livre aux côtés d’autres interviews d’artistes éminents » qu’il disait « admirer profondément ».

On posa malgré tout quelques conditions : absence d’interprète comme de tout intermédiaire russophone et interdiction formelle de recourir au magnétophone, ces points trahissant le genre de pressions auxquelles les envoyés du Peuple comme Guilels étaient toujours soumis de ce côté du Rideau de fer bien plutôt qu’une coquetterie déplacée touchant à leur maîtrise relative de la langue anglaise. Le déroulement de l’interview devait lui-même révéler les « limites de sécurité » qu’Elyse Mach, avec intelligence et tact, sut ne pas dépasser. Récurrente en Amérique, la fameuse discussion visant à comparer les systèmes capitaliste et communiste ne fut pas abordée. « Guilels éprouva souvent des difficultés à s’exprimer », rapporte Elyse Mach. « Il parlait un anglais haché, morcelé, son niveau de langue était faible, quoiqu’il travailla et remania ses idées jusqu’à leur donner forme ». Dans les pages qui suivent, qui auront donc été consignées dans l’urgence, pour partie retranscrites de mémoire et passées au filtre du style personnel de son interlocutrice, Emile Guilels évoque ses souvenirs d’enfance, met en balance les influences de ses maîtres, expose encore sa conception de la prestation publique, révélant une nature artistique essentiellement libre où sollicitation des sens et richesse d’imagination n’excluent ni profondeur, ni méditation. C’est que Guilels nourrissait son art musical de sa propre substance et le renouvelait à mesure qu’il se renouvelait lui-même.

 

 

[Emile Guilels] « Je me suis mis au piano à un très jeune âge. Nous avions un piano à la maison et ma famille était musicienne. Elisabeth, ma sœur aînée, chantait. Mes parents envisagèrent avec elle de m’envoyer chez un professeur pour étudier, mais celui-ci [Jacob Tkatch] estima qu’il était encore trop tôt pour débuter le piano de façon sérieuse. J’avais alors quatre ans et demi. Il nous demanda donc d’attendre encore une année.

« Je me souviens qu’enfant, la nuit, quand j’étais seul, j’aimais me rêver en chef d’orchestre ; je me figurais que j’étais un chef de grande réputation, je me glissais dans sa peau et agitai mes bras alentour. Parfois quand je ne trouvais pas le sommeil je m’imaginais assis au bord du piano produisant toutes sortes de sons, non seulement en appuyant sur les touches mais aussi en manipulant les cordes, j’essayais différentes façon d’en tirer quelque chose de sonore. D’autres fois encore, je m’imaginais que j’étais tel ou tel personnage de tel ou tel opéra. La musique était pour moi une source de fantaisie, elle stimulait mon imagination, mais dès lors elle fit toujours partie de moi. Le jour que j’appréciais le plus était celui où l’accordeur venait à la maison pour régler le piano. J’étais très heureux, car son travail fini je passais des heures derrière le clavier, j’y consacrais beaucoup plus de temps qu’à n’importe quelle autre activité. Je tirais un grand plaisir à entendre le son clair du piano. L’accordeur le rendait si pur, si vibrant, si précis !

« Quoiqu’il en soit, quand j’eus cinq ans, mes parents me conduisirent à nouveau auprès de Jacob Tkatch, qui devait avoir l’influence la plus grande, la plus déterminante sur ma carrière en raison des bases solides qu’il m’inculqua. Ma sœur travaillait également avec lui, et apparemment mes parents étaient satisfaits des résultats. Tkatch possédait certainement les références nécessaires pour remplir ses fonctions. Il avait été l’élève du grand maître français Alexandre Villoing, qui après son installation en Russie devint l’un des meilleurs professeurs de Moscou. Villoing lui-même avait reçu sa formation première d’un élève de John Field, un certain Dubuc, puis il avait été le mentor d’Anton Rubinstein. J’étais donc entre de bonnes mains.

« Tkatch fut très sévère avec moi. Je n’entendis jamais un compliment sortir de sa bouche à mon sujet. Quand je vins à lui j’étais plutôt petit – il me garda ainsi : il me donnait le sentiment que j’étais un très jeune élève qui ne travaillait pas beaucoup pour sa leçon. Il était assez dictatorial, par ailleurs. Il ne laissait aucune place à l’improvisation. Il me donnait beaucoup de gammes, toutes sortes de gammes en plus des études nombreuses que je pratiquais avec dévotion, mais c’est à ce moment, c’est chez lui que j’ai posé les fondations de ma technique. Alors que j’étais encore sous sa tutelle, j’ai donné mon premier récital, en 1929, à Odessa. Je me rappelle avoir joué la sonate Pathétique de Beethoven, ainsi que des œuvres de Scarlatti, Liszt, Chopin et Schumann. Ce fut un concert très réussi, très excitant, et je me souviens en avoir reçu des comptes-rendus très positifs.

« Odessa était une ville très musicale, une ville intéressante qui possédait une vraie tradition musicale. Nombre de grands artistes y vivaient, tels Friedheim et Sgambati. La vie musicale était de très grande qualité, extrêmement intense. Bien sûr, il n’y avait pas de radio à cette époque, ni de télévision, seulement les concerts. On en donnait partout. Des amateurs de musique jouaient pour le seul plaisir de faire de la musique. Le nombre de concerts était si élevé que la plupart d’entre eux était privés, car le public se trouvait chaque fois trop restreint, à force d’être dispersé. De la musique classique à la musique populaire, la variété des manifestations proposées était grande, même à l’intérieur de chaque genre. Le Conservatoire d’Odessa était tout simplement rempli de professeurs exceptionnels, car ici se concentrait la meilleure part de la vie musicale russe.

« Mes parents décidèrent qu’il était bon pour moi que je change d’atmosphère, de cadre, alors nous nous rendîmes à Moscou, où je travaillai avec celle qui après Tkatch eut la seconde plus grande influence dans ma vie, le professeur Berta Reingbald, qui enseignait également au Conservatoire d’Odessa. Elle avait l’esprit beaucoup plus large que Tkatch, et elle était beaucoup plus humaine. Elle me traita avec chaleur et gentillesse, et je dois dire, vraiment, davantage comme un fils que comme un élève. J’ai trouvé en elle une femme très intelligente, elle s’intéressait aux arts, à la littérature. Quand j’ai commencé d’étudier sous sa direction, ce fut comme une nouvelle vie qui commençait : il était tellement plus intéressant de travailler avec elle ! C’est à cette époque qu’Arthur Rubinstein m’a entendu jouer [Celui-ci rapporte dans son autobiographie : Mon Dieu, ce garçon qui joua – de petite taille, avec sa masse de cheveux roux et de taches de rousseur – je ne peux le décrire. Tout ce que je trouvais à dire était : s’il vient aux Etats-Unis, alors je ferai tout aussi bien de faire mes valises et d’en partir ! NdT]. Le concours de toute l’Union a eu lieu à ce moment-là et je l’ai remporté. Puis j’ai achevé mes études au Conservatoire. J’ai passé deux années, de 1935 à 1937, dans la classe d’Heinrich Neuhaus. Il ne fit qu’ajouter la touche finale à mon jeu, en le polissant un peu, car en réalité il n’eut pas grande influence sur moi. Il finit son livre, que j’ai trouvé bien écrit. Je me rappelle aussi qu’il était bon orateur. Mais son jeu était sale, entaché d’erreurs. Vous pouvez dire qu’il m’a, tel Moïse, donné le pouvoir, donné la force de jouer. Après tout, il faisait alors autorité en matière musicale. Mais en termes de naissance, je suis issu des mains d’autres maîtres : je suis le fils musical, l’enfant spirituel de Tkatch et de Reingbald.

« Je n’avais jamais réalisé l’influence, le poids réels d’un maître avant que je ne m’essaie moi-même à l’enseignement. Quand je travaillais avec des élèves, je les traitais davantage comme des collègues que comme des étudiants. Je pensais qu’en leur expliquant une fois une idée, ils s’en saisiraient aussitôt. J’ai aimé travailler avec eux, mais j’ai trouvé qu’il m’était impossible de m’exprimer de la façon dont je le souhaitais. Je devais répéter les mêmes choses et je n’aime tout simplement pas cela du tout. Je ne peux pas supporter la répétition, qui est pourtant nécessaire si l’on souhaite enseigner correctement. Un bon maître, à mon avis, doit se projeter lui-même en même temps que ses pensées. Je crois que c’est un art très particulier qui exige un savoir-faire spécial. Beaucoup de musiciens incapables de jouer de façon extraordinaire s’avèrent de merveilleux professeurs, parce qu’ils parviennent à transmettre, à faire passer leurs idées. Comme je n’y arrivais pas, je me suis dit que je n’étais pas fait pour l’enseignement (pourtant j’étais au Conservatoire de Moscou !). J’ai donc abandonné ma charge et je n’envisage pas de la reprendre un jour – jamais. Je ne pense pas posséder ce quelque chose en plus, ce don nécessaire pour bien faire ce métier.

« Maintenant que je sais qu’enseigner n’est pas fait pour moi, je peux me consacrer entièrement à mon jeu et à mon répertoire. J’ai remarqué que mon style avait évolué avec les années. On peut distinguer plusieurs périodes dans ma carrière : j’ai joué dans différents styles, subi diverses influences. En la matière, je me base sur mes propres enregistrements : ce sont eux qui me servent de modèles et me donnent le la. J’ai fait mon premier disque à Moscou en 1934, en gravant un ensemble de petites pièces sur 78 tours. Par la suite, j’en ai fait de plus en plus. Je les considère comme ma carte personnelle : on peut mesurer combien mon jeu a changé en écoutant un panel d’enregistrements compilé sur plusieurs années. J’ai entendu récemment un 3ème concerto de Rachmaninov que j’avais gravé il y a environ quinze ans. Puis j’ai écouté un de mes disques plus récent de la même œuvre. Le premier enregistrement est impeccable, musicalement parlant, mais je ne le trouve pas « vivant », il n’appartient pas à cette catégorie d’enregistrements que je qualifie de « vivants ». Le second me paraît beaucoup plus inspiré, beaucoup plus imaginatif.

« Quand je suis au mieux de ma forme, je mets beaucoup d’imagination dans ma musique : je joue une œuvre de façon chaque fois différente, avec des idées chaque fois renouvelées. Je joue avec plus ou moins de variations dans la dynamique, avec plus ou moins de vigueur et d’énergie. Ma vision d’ensemble n’est jamais non plus la même, je dois le dire. L’imagination, la fantaisie viennent après, au terme du processus, quand vous maîtrisez l’œuvre en totalité, dans tous ses détails, et que vous la jouez avec aise et facilité. Bien sûr, la technique doit être là, mais l’imagination ne doit pas en être dissociée. Vous devez aussi ‘saisir’ l’esprit de l’œuvre, et rester fidèle au compositeur tout en conservant simultanément votre indépendance d’artiste. Je sais par exemple que lorsque je me produis en public, particulièrement quand je ne me sens pas très bien, que je ne suis pas en possession de tous mes moyens, j’ai beaucoup de mal à concilier tous ces éléments, je dois parfois forcer ma nature pour y parvenir. Par ailleurs j’ai toujours eu le trac avant un concert. Aujourd’hui encore je n’ai pas trouvé le remède qui m’éviterait d’être nerveux avant d’entrer sur scène, mais enfin, c’est à ma portée, il suffit de méditer et de se concentrer !

« Je suis plutôt un éclectique, en matière de répertoire. Je ne suis spécialiste d’aucun compositeur en particulier. Au contraire, mon éventail est large, mais je ne joue pas les œuvres qui ne me plaisent pas personnellement. Je joue certaines pièces de Mozart ou de Brahms, par exemple, mais pas toutes. Je n’aime pas non plus jouer trop souvent les mêmes morceaux en public : quand j’ai joué une œuvre trois fois, j’estime que cela suffit largement. Je la mets alors de côté pour lui conserver sa fraîcheur, pour ne pas la ‘surexposer’ : il n’est aucune œuvre que je désire perdre de vue. Je l’envisage sous tous ses aspects musicaux, sous différents angles. Je m’efforce toujours de trouver de nouvelles choses, ou alors de présenter de façon nouvelle des idées plus anciennes. Je crois que chaque compositeur raconte une histoire intéressante dans sa musique, avec sa musique, et je veux en embrasser toutes les facettes, je veux examiner tous les pans de sa tradition musicale. C’est la raison pour laquelle je ne me confine pas aux concerts avec orchestre : je fais aussi de la musique de chambre, et je donne des récitals. Les enregistrements y aident également, surtout les enregistrements réalisés en public. J’ai donné beaucoup de concerts en Russie qui ont été captés par le micro, et je préfère de loin ce type de trace sonore. Je n’aime pas le studio, je n’aime pas jouer dans le but de faire un disque. Si j’ai quelque chose à dire, musicalement, je le dis mieux dans un récital. Le peintre hollandais Frans Hals peint un moment, un instant : on ne doit pas troubler cette minute, car on ne pourra jamais la capturer à nouveau. Et bien, c’est la même chose en musique : le concert, c’est un moment particulier, un moment qui doit être vital, essentiel, là, immédiatement, car on ne peut recréer cette énergie, répéter l’instant dans un studio d’enregistrement.

« La scène me donne une concentration que je ne parviens pas à trouver dans un studio. Quand je suis dans la salle de concert, je suis en contact avec le public, et c’est ce contact qui me donne l’inspiration nécessaire. Quand je joue, je dois être dans mon monde, puiser dans les ressources de mon imagination. C’est là que je trouve l’esprit du moment. Au studio, je dois créer une double imagination, une double fantaisie : fournir seul à la fois l’esprit et le public, ce qui n’arrive que rarement. Tout cela est difficile à exprimer avec des mots, mais passe à travers ma musique. Ce qui sonne bien pendant une interprétation ne donne pas toujours satisfaction, au final. Une analyse à froid montre après coup qu’on n’était pas si bon que ça, en réalité, et l’on s’aperçoit que ce qui manque toujours, c’est la fantaisie, l’imagination – parce qu’on n’était plus dans l’optique de la performance sur scène et en public.

« Je me rappelle très bien une séance de studio en 1934. Comme vous le savez, il n’y avait pas de bande magnétique à l’époque, si bien qu’il était impossible de stopper, de recommencer, de rejouer, de faire du montage. Quand la lumière rouge s’allumait, l’artiste devait exécuter l’œuvre en entier, du début à la fin. Et si l’interprétation n’était pas bonne, alors il fallait tout refaire, tout reprendre à zéro. Il faisait chaud, il n’y avait pas de public, tout ce dont je disposais c’était d’un piano, d’un micro, et d’un directeur qui me fixait à travers une sorte de vitre. Rien de mieux pour vous inciter à être plein de fraîcheur et d’idées nouvelles. De nos jours au moins, les conditions de travail se sont améliorées, et j’ai appris depuis à faire meilleur usage de mon imagination. Par exemple, dans un de mes nouveaux disques, je joue la Sonate en si mineur de Chopin ainsi que trois de ses polonaises. Dans l’une en particulier, la Polonaise en do mineur, je ne joue pas le Chopin français, mais le Chopin polonais : le type de Chopin que j’aime, très national, très polonais. Je ferme mes yeux et je vois tous ces gens, j’imagine l’époque et la scène dont je vois l’aspect dramatique.

« C’est au travers de sa musique que je rencontre un compositeur. Il me parle dans cette langue qui nous est commune et qui est la musique. Si je joue du Grieg en Angleterre, par exemple, je le vois lui, je vois son pays. J’ai dans ma tête les sons, les odeurs, l’activité, la géographie de son pays. Cela peut sembler sentimental à l’excès, mais je parle avec lui et parle de lui à travers sa musique. Voilà pourquoi je trouve toujours intéressant de confronter les impressions ressenties par les critiques, ce qu’ils semblent avoir compris de mon interprétation et ce que j’avais à cœur de transmettre, ce que j’espère avoir projeté. Je crois en mes idées lorsque je joue bien, mais je ne suis pas une machine. Je joue rarement de la même façon, et je ne joue pas toujours tout bien ou de la meilleure façon simplement parce que je ne suis pas une machine. Je suis un être humain, donc sujet à des défaillances. Naturellement, il est des moments où je ne suis pas d’humeur à jouer et où je joue quand même, mais je n’aime pas annuler mes concerts, et je n’ai pas de sympathie pour ceux qui le font. Quand j’annonce un concert, c’est à moi de faire l’effort d’aller dans la salle pour y jouer. Même malade, je joue quand même. Le public ne doit pas savoir comment je me sens, physiquement parlant. Je ne peux pas donner un concert qui trahirait mon état de santé. Mon point de vue est le suivant : si vous êtes un pianiste concertiste, alors vous devez jouer. Annuler, cela devient une névrose. Vous annulez un récital, puis deux, puis trois. Parfois quand je suis très malade, ma femme me dit d’annuler, ce à quoi je réponds qu’il n’est pas de meilleur traitement que de jouer – et généralement je me sens beaucoup mieux après le concert.

[Elyse Mach] : M. Guilels s’arrête pour boire une gorgée du café que son épouse vient d’apporter. Je saisis l’occasion de cette courte pause pour lui demander son avis sur la musique contemporaine.

 « A chaque période de l’histoire s’est trouvé un groupe soi-disant d’avant-garde de compositeurs. Regardez Scriabin et Prokofiev. Il fut un temps où on les prenait pour des compositeurs contemporains d’avant-garde ; aujourd’hui, on les considère comme des classiques. Même Bartok est considéré comme un compositeur classique. Stockhausen et Penderecki sont les compositeurs les plus intéressants de la musique contemporaine, mais seul le temps dira si leur musique est vraiment grande et si elle vivra. Pour moi, Mozart est aussi neuf aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. Sa musique est vivante. Mon propre répertoire ne va pas au-delà de Chostakovitch, Prokofiev, Bartok et Stravinsky, mais je n’ai pas l’intention d’aller au-delà d’eux. En dehors de la musique classique, j’apprécie le rock et le jazz, mais seulement s’ils sont réalisés par des professionnels. Quoiqu’il en soit, vous ne devez pas croire que je consacre tout mon temps à la musique, que j’en écoute ou que j’en joue. J’aime énormément voyager. Chaque pays est pour moi comme un livre passionnant. Il y a tant de choses à voir, notamment aux Etats-Unis. J’apprécie les impressions qui se dégagent de votre pays, comme j’apprécie son histoire. J’aime particulièrement visiter ses monuments et voir ce qui distingue ses états, comme, disons, la Californie de New York ou de l’Alabama. J’aime les paysages, les odeurs des différents pays. Je me régale rien qu’en jetant un œil au-dehors, en appréciant les divers aspects des villes ou de la nature. J’aime la vie.

« Pour nous reposer, nous passons du temps dans notre maison de campagne en dehors de Moscou. J’aime marcher seul dans les bois, ou en compagnie de Max, mon grand collet brun. Parfois je travaille aussi dans la forêt, parce qu’elle est calme et que j’y apprécie la solitude. Quand j’étais jeune j’aimais jouer au tennis et au volley-ball. Je me souviens que lorsqu’on servait sur moi avec force, je levais mon bras ou mon coude pour protéger mes mains. Finalement, j’y ai renoncé ! Sans doute, j’aimerais vivre une époque où les choses ne sont pas si pressées. Aujourd’hui tout le monde est occupé, tout bouge si vite. J’apprécierais davantage une période de quiétude. Mais je suis heureux, raisonnablement heureux. Quand j’étais enfant, je rêvais d’en être à ce stade : être un artiste acclamé, qui connaît le succès. Si je devais me réincarner, j’aimerais tout recommencer – seulement en mieux.

Et si la réincarnation n’existait pas ?

« Alors tout ce que je laisse, ce sont mes enregistrements. S’ils sont bons, ils vivront – et moi avec »

 

© Elyse Mach, Great Contemporary Pianists Speak for Themselves, New York, Dodd & Mead, 1980-1988, p. 117-127. Frédéric Gaussin pour la traduction française [publ. Marianna Chelkova, 18e Festival de Colmar, 2006]

 

 


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