le mag du piano

Pianistes de légende. Documents historiques Meloclassic

par Frédéric Gaussin

20 pianistes de légende, 30 heures d’enregistrements inédits, 30 heures d’archives radiophoniques exclusives, concerts live ou prises de studio : cette brillante salve tirée par Meloclassic est appelée à faire date – notre confrère et ami Jonathan Woolf n’hésitant pas à la qualifier de « parution discographique (légale !) la plus exaltante de ces dernières années ».

Fondé par Lynn Ludwig en 2013, le jeune label allemand n’obéit qu’à une philosophie : « Porter à la connaissance des mélomanes une masse de documents illustrant l’activité d’acteurs majeurs du monde de l’interprétation musicale » indique Michael Waiblinger, son directeur artistique. « Qu’il s’agisse de 78 tours, de microsillons même rares ou devenus introuvables, la réédition ne nous intéresse pas. Chez Meloclassic, nous ne travaillons qu’au départ de supports professionnels (des bandes magnétiques) restés impubliés. Ainsi nous efforçons-nous de proposer des versions alternatives à celles qui ont marqué la discographie officielle, ou de faire découvrir les instrumentistes dans un répertoire qu’ils ont peu exploré, sinon jamais gravé de façon commerciale. Dans nos choix, mûrement réfléchis, les écueils techniques, les trous de mémoires éventuels pèsent donc de peu de poids en regard de la valeur musicale des témoignages considérés, lesquels nous poussent d’ailleurs à éditer ceux d’instrumentistes moins célèbres, comme Rosl Schmid ou Branka Musulin, lorsque nous les estimons dignes de l’être. Nous recourons aux derniers outils technologiques pour assurer les reports sur CD mais notre attachement à l’authenticité restant un souci premier, nous ne coupons ni les applaudissements, ni les annonces et désannonces d’origine ».

Atout inestimable de la collection, les bandes qu’elle révèle n’ont figé ces solistes du siècle dernier que dans les conditions du direct véritable, celles du plein accomplissement de leur métier : sous le joug des foules des salles de concert ou face aux micros d’un studio pour les besoins d’une antenne, victimes d’octaves récalcitrantes ou touchés par la grâce, sans filet dans leurs moments d’éclats, d’humaine faiblesse, de poignante beauté.

Certes, d’aucuns jugeront inutile d’entendre Witold Malcuzynski jouer à nouveau l’Appassionata ou les Variations sur un thème de Haendel ; Tatiana Nikolayeva, les Préludes et fugues de Bach et Chostakovitch ; Wilhelm Backhaus, quelques Sonates de Beethoven ; Yvonne Loriod, de larges extraits d’Iberia, dont elle consigna l’intégralité sur disques Vega pour la collection « Présences de la musique contemporaine » (C 30 A 127 & 128). S’agirait-il ici de « redécouvrir » Annie Fischer dans la Pathétique, les Chants paysans hongrois de Bartók, les Impromptus de Schubert ? Immortalisé à foison par la puissante Deutsche Grammophon dans le respect des standards que l’on sait, le Chopin de Stefan Askenase surprend-il pour de bon, saisi à la même époque mais sur le vif, et la scène d’une ville différente ?

Hélas !, l’erreur portant à croire qu’une interprétation d’une œuvre en vaut bonnement une autre, que deux lectures encore, que deux visions d’une même pièce s’avèrent nécessairement redondantes, a fortiori lorsqu’elles émanent du même pianiste, demeure sans doute aussi lourde que celle consistant à penser – en vertu d’on ne sait quelle fausse logique sensible ou textuelle – qu’une partition ne saurait admettre qu’une unique traduction valable, qu’une seule possibilité de matérialisation sonore, quand s’en empareraient pourtant à tour de rôle d’authentiques musiciens doués de probité, de moyens similaires, de consciences artistiques hautement individuelles, de culture et d’idéaux élevés.

S’il demeure loisible, en somme, sous le rapport étriqué du seul répertoire, de ranger les volumes dédiés à Claudio Arrau (Les Adieux, Pour le piano, Mephisto-Valse), Wilhelm Kempff (Fantaisie en ré mineur de Mozart, Sonates « Pastorale » de Beethoven et D. 894 de Schubert, pièces de Rameau et Couperin), Walter Gieseking (Concertos de Grieg et n° 2 de Rachmaninov) dans la catégorie des « alternatives aux versions officielles » et autres « compléments aux exécutions déjà encensées », l’ensemble n’en jette pas moins une lumière neuve sur l’art de ces géants du clavier dont le propre, rappelons-le, est de ne point bégayer.

Précisément : il faut avoir entendu Arrau à Berlin, sur la scène disparue du théâtre Metropol, une nuit de janvier 1959, offrir ce récital des plus inspirés qui culmine avec Gnomenreigen ! Rarement Fantaisie de Schumann aura semblé plus passionnée, plus émouvante, plus risquée, plus saturée d’harmoniques et de timbres… sous les doigts d’Arrau y compris.

C’est une oreille instruite, mais avide, à l’appétit toujours insatisfait, qu’exigent les inédits de Meloclassic. Qui aurait attendu de Julius Katchen, brahmsien monumental, qu’il ciselât à Francfort cette délicate quoiqu’un peu sèche Sonate en ré majeur de Mozart (Dürnitz, K. 284), qu’il refusa obstinément de livrer au disque ? Lequel d’entre nous suspectait l’existence de ce récital de Monique de la Bruchollerie, si apte à renverser nos hiérarchies, où brille une Sonate op. 110 de tout premier ordre ? Rigueur des architectures, densité des conceptions orchestrales, intelligence supérieure – pour ne rien dire de ces Funérailles hantées, de ce bouquet de fusées baroques (Galles, Rodriguez, Soler en fa dièse majeur). Enseignant mieux qu’un grimoire le traitement rythmique et vocal qu’exige l’ornementation variée de son écriture, la Berceuse de Chopin déroule sa cantilène avec un soin d’orfèvre sur le placide continuum d’une basse obstinée : rubato de bel-cantiste, pulsation immuable de kapellmeister (Chartres, 1959).

Parmi les surprises de poids, signalons encore cette interprétation du Quintette de Brahms enregistrée le 14 août 1953 sur le parvis de la basilique Saint-Michel-Archange de Menton, par les membres du Quatuor Amadeus et Wilhelm Backhaus impérial comme à son habitude ; ces Tableaux d’une exposition (1949) que l’on n’aurait pas spontanément associés à Alexandre Brailowsky, icône adulée du Paris de l’entre-deux-guerres, qui souffrit de sa réputation de chopinien exclusif et dont on oublie souvent qu’il aima la France au point de devenir, plus qu’un élève de Francis Planté, un citoyen français.

Passablement tombé dans l’oubli, l’ami d’enfance de Prokofiev Alexander Borovsky, ancien disciple d’Anna Essipova au Conservatoire de Saint-Petersbourg, soliste des meilleurs chefs d’orchestre, lisztien pionner au disque, méritait cet hommage auquel sa fille Natacha (1924-2012) se serait sans nul doute associée : Sonate op. 101, 2e Ballade, trois Etudes de Chopin, Consolation de Liszt, Intermezzi de Brahms précédés de la 5e Suite française et de la Fantaisie et fugue en sol mineur de Bach, l’un de ses chevaux de bataille.

Vient la joie de reconnaître le digne fils d’Alfred Cortot en un Samson François pas même trentenaire ni encore en proie aux démons ; un coloriste, un chanteur sûr de ses forces, maître de ses emportements, qui ne se pique pas d’inventer des motifs ou des accords sous l’effet de la paresse, d’une surabondance de dons, sinon de dévastatrices addictions. En 1954, Samson François est un pianiste solide aux sonorités capiteuses, qui ne disloque pas les cellules au profit des ambiances de songe : la satisfaction de le voir fournir d’aussi francs prétextes à notre admiration renouvelée l’emportera sur le fait qu’il n’ajoute rien là au répertoire qu’on lui connaissait par ailleurs.

Car d’autres disques, à l’opposé, revêtent une réelle importance historique en ce sens qu’ils bouleversent notre perception des interprètes plus encore même qu’ils ne l’affinent ou ne l’enrichissent. Le concert aux Champs-Elysées de Cziffra en atteste, auquel nous consacrons un article à part.

Il n’est pas le seul.

Né il y a un siècle à Budapest, Gyula Károlyi fut successivement l’élève de Margit Varró, de Joseph Pembaur à Munich, de Max Pauer au Conservatoire de Leipzig, d’Alfred Cortot à l’Ecole Normale de Musique de Paris, d’Ernö Dohnányi enfin à l’Académie Franz Liszt de sa ville natale. Technicien sans peur et sans reproche, musicien inégal au discours souvent prosaïque (nonobstant une clarté d’articulation infaillible qui nous vaut l’une des versions les plus incisives, sous la baguette de Richard Schumacher, du Concerto en ré de Haydn), Julian von Károlyi était déjà l’un des accompagnateurs en titre de Fedor Chaliapine lorsqu’il se classa 9e au Concours Chopin de Varsovie, en 1932, derrière Alexandre Uninsky (vainqueur), ses compatriotes Imre Ungar (aveugle, 2e) et Louis Kentner (5e). Inconnus jusqu’alors, ces remarquables concertos de Liszt, qu’il devait graver officiellement quinze ans plus tard pour Emidisc aux côtés d’István Kertész, cette Campanella diabolique, ces pièces de Ravel (hochkristallinen) et de Debussy – virulence sans précédent des Feux d’artifice, dissipés sur un fragment surréaliste de La Marseillaise – forment une partie des premières traces conservées de son jeu. Peut-être la plus intéressante… Conséquence et reflet des convictions politiques profondes du pianiste, toutes ont été captées à Berlin au siège de la Radio du Reich, entre mai 1943 et octobre 1944. Julian von Károlyi s’est éteint à Munich en 1993.

Autre cas, celui de Monique Haas. En lui-même, ce programme que la Rundfunk der DDR enregistre à Leipzig le 19 mars 1956 est conforme à ceux que la pianiste française donne alors dans l’Europe entière : même structure, même teneur générale. Il diffère peu, par exemple, de celui qu’elle présente au Mozarteum de Salzbourg près de cinq ans plus tôt (31 juillet 1951), bien que Mendelssohn y soit échangé au profit de Mozart et Prokofiev promu aux dépens de Béla Bartók : mêmes Tic-Toc-Choc et Barricades mystérieuses de Couperin, mêmes Cyclopes et Rappel des oiseaux de Rameau (en Autriche, la Gavotte variée remplace toutefois l’Entretien des muses), mêmes Images debussystes, même gourmandise ravélienne (à Leipzig, Monique Haas annonce d’une voix claire la Forlane du Tombeau qu’elle offre en bis).

Bien sûr, cette 7e Sonate de Prokofiev, un inédit de taille dans la phonographie de l’artiste, a plus d’un mérite à faire-valoir. Constamment propulsée en avant au mépris de l’accroc, rétive à toute espèce de détente nerveuse jusqu’au sein de l’Andante caloroso, domptée, irrésistible, celle-ci fait tant impression qu’elle en ferait mal au crâne, pourrait-on dire, paraphrasant un Sviatoslav Richter injuste à l’endroit de Maria Yudina (N. B. : Richter, ami intime de Monique Haas, créateur de la 7e Sonate). Ce n’est cependant pas la présence de cette œuvre, qui étonne au cœur du récital. Epouse de Marcel Mihalovici, proche de Bartók, d’Hindemith, d’Enesco et de Stravinsky, soliste d’Hermann Scherchen, Monique Haas accompagna sa vie durant le mouvement de création musicale. Première interprète d’œuvres de Paul Pisk, Egon Wellesz, Joseph Marx, Heinrich Neugeboren, Johanna Muller-Hermann, Aram Khatchaturian, Max Vredenbourg, Edouard Staempfli, elle jouait Roussel et Martinu, Jolivet, Journeau, Manziarly, Berg et Schoenberg, Betsy Jolas et Dallipiccola, Wyschnegradsky, même, sur un Fœrster à quarts de tons. L’INA possède, présenté par Claude Samuel, un très beau film de ses Variations d’Anton Webern (28 février 1967). Son répertoire s’étendait des clavecinistes à Dutilleux, et la pianiste de l’avant-garde avouait un faible pour le Concerto de Schumann, héritage de son maître Lazare-Lévy dont elle était l’un des Premiers Prix de la promotion 27 aux côtés de Louise Clavius-Marius et d’Alexandre Uninsky ; oui, Schumann, dont elle ne joue pas une note à Leipzig ce soir de mars 1956, année du centenaire ! Mais Monique Haas ne prisait guère les Romantiques, dont elle n’eut aucun besoin pour asseoir sa carrière, contrariant tout schéma déterministe applicable aux confrères de sa génération. De Chopin, elle ne goûtait que les Valses, et les Etudes qu’elle liait à celles de Debussy : sauf erreur, elle n’interpréta jamais les Concertos en public. Seul, un programme daté de mai 1928, le programme de ses débuts, fait état de la 2e Ballade, du Scherzo en si mineur et de la Barcarolle. Beethoven ? Rien que la Waldstein… – rarement.

Aussi bien, le point de mire, l’« inquiétante étrangeté » de ce disque, au sens de la littérature allemande, reste cette flamboyante Etude de concert de Franz Liszt, cette Leggierezza inespérée sous les doigts si volontiers vingtiémistes de Monique Haas, qui s’y s’affirme avec l’autorité d’une virtuose transcendante : honnêteté foncière et vélocité des traits en triples croches, legato assoluto des accords de sixtes, des doubles-notes jetées en cascade, sens du risque et de la mise en scène, beauté du chant, conduite imparable du motif générateur initial de six notes dont elle pointe chaque péripétie, dont elle marque chaque emploi ultérieurs comme s’il s’agissait d’en retracer le destin. Brochant sur le tout, une main gauche aussi musicalement consistante que sa symétrique et la sensation irréelle que la frêle jeune dame blonde, concentrant son pouvoir en ses paumes, gouverne et tient son clavier davantage, depuis l’épaule jusqu’aux empreintes digitales, que dans ses pages de prédilection Benno Moïseiwitsch en personne.

Claudio Arrau (1903-1991), MC 1010. Berlin-Est, 8 janvier 1959. Stefan Askenase (1896-1985), MC 1004. Francfort, 20 octobre 1955 ; Berlin-Est, 2 mars, 11 décembre 1958. Wilhelm Backhaus (1884-1969), MC 1007. Paris, 19 mai 1953 ; Menton, 14 août 1953. Aline van Barentzen (1897-1981), MC 1021. Francfort, 13 avril 1954, 31 janvier 1956, 21 septembre 1957 ; Munich, 3 et 5 juillet 1959. Alexander Borovsky (1889-1968), MC 1020. Paris, 23 mars 1953. Alexander Brailowsky (1896-1976), MC 1008. Paris, 16 octobre 1949. Monique de la Bruchollerie (1915-1972), MC 1005. Chartres, 5 septembre 1959. György Cziffra (1921-1994), MC 1014. Paris, 29 janvier 1960. Samson François (1924-1970), MC 1017. Paris, 6 octobre 1953 ; Compiègne, 1954. Annie Fischer (1914-1995), MC 1016. Francfort, 14 février 1957 ; Paris, 2 janvier 1959. Walter Gieseking (1895-1956), MC 1000. Francfort, 13 octobre 1951, 20 juillet 1953. Monique Haas (1909-1987), MC 1006. Leipzig, 19 mars 1956. Julian von Károlyi (1914-1993), MC 1012. Berlin, 8 mars, 17 mai 1943, 8 octobre 1944. Wilhelm Kempff (1895-1991), MC 1001. Aix en Provence, 12 juillet 1955 ; Paris, 11 février 1960. Julius Katchen (1926-1969), MC 1003. Francfort, 13 janvier 1960, 20 septembre 1962. Yvonne Loriod (1924-2010), MC 1018. Francfort, 21 mars 1950, 15 octobre 1952. Witold Malcuzynski (1914-1977), MC 1015. Paris, 20 décembre 1959. Branka Musulin (1917-1970), MC 1011. Francfort, 17 juillet 1950, 15 octobre 1952, 23 juillet 1954, 1er octobre 1955. Tatiana Nikolayeva (1924-1993), MC 1019. Leipzig, 2 juin 1956. Hans Richter-Haaser (1912-1980), MC 1002. Francfort, 30 septembre 1950, 7 octobre 1959. Rosl Schmid (1911-1978), MC 1013. Munich, 2 août 1943 ; Prague, 8 janvier 1945 ; Bamberg, 16 avril 1958. Alexandre Uninsky (1910-1972), MC 1009. Paris, 5 janvier 1959 ; 15 février 1962.

 


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