le mag du piano

Entretien

Simone Dinnerstein

par Frédéric Gaussin

Simone Dinnerstein © Lisa-Marie MazzuccoLettrineuels maîtres ont compté pour vous, dans votre formation musicale ?

Simone Dinnerstein : Enfant, j’ai reçu à la Manhattan School of Music les leçons de Solomon Mikowsky [qui fut l’élève d’un disciple de Josef Lhevinne], mais Maria Curcio a exercé sur moi une influence plus importante, surtout au point de vue de la qualité de la production sonore. Je souhaitais acquérir la même « pâte » que les grands pianistes du passé, or elle avait étudié avec Arthur Schnabel et me parlait très souvent d’Alfred Cortot, dont elle possédait le genre de couleur, de transparence. Elle s’attachait au toucher, à la pression, à la souplesse. Sous sa direction j’ai modifié l’architecture de ma main, donc ma manière de « saisir » le clavier. Sa pédagogie unifiait la technique et l’intention musicale, contrairement à l’enseignement américain qui tend toujours à dissocier la maîtrise mécanique du raffinement expressif au sein de l’exécution instrumentale (quelle qu’elle soit). Peter Serkin fut ensuite le professeur idéal avec lequel travailler : c’est un intellectuel, un penseur, un homme plein d’idées (parfois ésotériques !). En matière d’interprétation, Maria Curcio avait des vues très arrêtées sur la manière dont chaque œuvre devait être appréhendée. Lui était le type même du professeur qui ne vous donne pas de réponse définitive, explore avec vous plusieurs directions, s’interroge sans relâche. Il a ménagé une excellente transition vers mon accession à la pleine indépendance pianistique. Je dirai enfin que mon père [le peintre Simon Dinnerstein] a contribué de façon décisive à façonner ma personnalité : j’ai grandi en le regardant travailler, il m’accompagnait constamment au musée, commentait les toiles. Son regard à influencé par mimétisme ma manière d’écouter la musique.

Avez-vous songé à Glenn Gould ou à Serkin père en décidant d’enregistrer les Variations Goldberg ?

Simone Dinnerstein : En réalité je cherchais à bâtir un programme pour donner un récital à Philadelphie… au moment où mon mari et moi avons appris que nous allions devenir parents pour la première fois. De fait, j’ai réfléchi à une œuvre que je pourrais présenter à ce concert et qui serait aussi significative pour moi pendant cette période particulièrement importante de mon existence.

Finalement, mon choix s’est porté sur les Goldberg : je les admirais depuis longtemps, je me sentais prête à les apprendre, le moment semblait opportun. Bien sûr, j’ai toujours admiré Gould (en priorité sa version de 1981), mais j’ai également été inspirée par un pianiste français, le jazzman Jacques Loussier, qui m’a séduite par sa liberté, son rapport créatif à la musique, son sens aigu du rythme, sa capacité à profiter d’un matériau. Je pense que Bach se prête particulièrement bien, par nature, à différentes recherches au niveau du mètre et de la pulsation dont il offre une époustouflante variété. Pour moi Bach n’est pas figé dans un dogme : je ne crois pas que l’on doive le jouer de manière motorique, purement métronomique. Toutes ces syncopes, cette vitalité, ce flot continu... : le rythme a chez Bach une valeur expressive véritable, or les jazzman me paraissent souvent moins rigides que les pianistes classiques dans leur rapport général à la carrure rythmique.

Vous marquez comme Rosalyn Tureck une prédilection pour les œuvres polyphoniques complexes de grande échelle, anciennes et modernes

Simone Dinnerstein : C’est vrai. J’aime particulièrement la musique dont l’écriture est dense et l’architecture puissante : la musique contrapuntique, la polyphonie de la Renaissance. En ce moment Philipp Lasser, Jefferson Friedman écrivent un concerto, une pièce basée sur une Partita de Bach à mon intention, et j’ai commandé à l’ancien assistant de Philipp Glass, le jeune Nico Mulhy, une œuvre fondée sur les virginalistes élisabéthains. J’admire Rosalyn Tureck, mais je n’ambitionne pas de devenir une nouvelle « grande prêtresse ».

Son approche historico-analytique m’apparaît très théorique, très intellectuelle et par trop systémique à la fois. Elle n’évite pas une certaine sécheresse. Je ne suis pas une extrémiste de la recherche de « l’authenticité » en ce que je ne souhaite pas de retrouver la façon dont Bach lui-même aurait joué. Morte à l’état imprimé, la musique n’existe que lorsqu’elle est exécutée : assurer sa matérialisation sonore est une opération très complexe qui met en jeu votre intellect, votre science de la musique mais aussi votre imagination, votre émotion personnelles et cela dans le monde dans lequel vous vivez. Je trouve illusoire de vouloir faire totalement abstraction du paramètre « temps présent ». Je connais le jazz, la musique de variétés, sans parler même de toutes ces pièces classiques qui ont été écrites depuis Bach, or il m’est impossible de débrancher mes oreilles, ou de déconnecter mon cerveau du substrat dans lequel il a baigné ! Tout cela a conditionné mon être et ma vision propre de la musique. J’ignore si Rosalyn Tureck aurait cautionné mes interprétations…

Comment vous sentiez-vous à l’idée de donner l’opus 111 à la Philharmonie de Berlin ?

Simone Dinnerstein : J’avais un trac monstre, ne sachant pas à quoi m’attendre de la part d’un public aussi exigeant. Je craignais que sa culture et son opinion ne forment comme un écran entre lui et moi, mais l’accueil fut très chaleureux. J’ai passé huit heures aux côtés de l’accordeur pour obtenir le meilleur réglage du Steinway. Quand on en a l’opportunité, c’est l’idéal, car le jeu de chaque pianiste est unique. L’instrument vous prolonge : il est important de préparer le piano en fonction de ses attentes, pour être « soi-même » au mieux. J’aime les mécaniques très réactives, les claviers légers, équilibrés, qui répètent parfaitement et supposent peu d’effort musculaire à fournir pour tirer le son hors de sa caisse. Je dois pouvoir jouer à un niveau dynamique très bas sans déperdition de la vibration et tout en conservant une clarté d’articulation extrême. Je suis très attentive à la qualité de l’harmonisation. D’une longueur de son exceptionnelle, le Steinway de 1903 sur lequel j’ai enregistré les Goldberg est probablement le plus beau piano que j’aie touché : il est le « piano chantant » par excellence, qui autorise la conduite et le contrôle de l’expression des voix sans pédale. András Schiff l’exige toujours auprès de Klavier House lorsqu’il se produit à New York.

Quels sont vos projets à moyen terme ?

Simone Dinnerstein : Etoffer mon répertoire, que j’ai surtout circonscrit aux mondes allemand et contemporain, et... gérer mon emploi du temps (un vrai défi) ! Cette saison je dois donner plusieurs concertos avec de grands orchestres. J’en travaille un de Liszt, un autre de Bach, et souhaiterais posséder tous ceux de Beethoven. J’apprécie Poulenc mais n’ai pas envisagé assez les impressionnistes français. Je veux aussi me plonger profondément dans l’univers schubertien, monter les trois dernières sonates. La dernière, en si bémol majeur, me fascine et me retient depuis de nombreuses années. J’en ai déjà largement intériorisé l’interprétation, mais je dois à présent la finaliser.


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