le mag du piano

Lazare-Lévy : Enregistrements inédits (1950-1963)

par Frédéric Gaussin

 

l est heureux que le regain d’intérêt que le monde musical manifeste aujourd’hui à l’endroit du pianiste, compositeur, organiste et pédagogue Lazare-Lévy (1882-1964) soit de nature artistique et non mercantile ou spéculative, dans la mesure où les rares enregistrements officiels que celui-ci lègue à la postérité comptent parmi les plus convoités, donc les plus chers du marché. En dehors d’une quinzaine introuvable de rouleaux Pleyela, nous parlons ici, en tout et pour tout, de sept disques 78 tours [quatre ont été gravés à Paris entre 1929 et 1937 ; les trois autres à Yokohama en 1950], soit d’un total équivalent à une heure à peine de piano solo… auquel s’ajoutent un unique 33 tours [Ducretet-Thomson, 1952], un fragment de récital saisi à Varsovie [Polskie Nagrania, 1955], plus une Sonate de Mozart intégrée au coffret « Mozart à Paris » que Pathé-Marconi publia pour marquer le bicentenaire de la naissance du compositeur (un exemplaire de ce Saint-Graal pour discophiles a été adjugé à 12 000 dollars, un record dans le genre).

Il y a dix ans à peine – et souvenons-nous qu’en cet inconcevable âge de pierre, YouTube balbutiait encore – entendre Lazare-Lévy était un privilège réservé aux collectionneurs les plus avisés, sinon même aux plus fortunés d’entre eux, les tirages originaux ayant tous été (très) limités dans le cas du pianiste français. En 1940 par exemple, dernière année où il fut pressé, on dénombrait moins d’une centaine d’exemplaires en circulation du Gramophone DB 5049, registres d’usine à l’appui, or les Victor nippons confectionnés dans l’immédiat après-guerre ne devaient pas inonder les marchés davantage, moins en raison d’éventuelles pénuries de matières que de leur vocation initiale. Même distribués régulièrement dans l’archipel, voire réédités comme ils l’auront été, ces disques furent offerts au pianiste en hommage, en souvenir, en remerciement, et suivant les règles de la plus extrême déférence. Il ne s’agissait pas là de commerce, mais de diplomatie. Nous avons traité ce chapitre ailleurs.

En 2004, pourtant, quarante après la mort de Lazare-Lévy, au plus épais de son silence au disque, les mélomanes assistaient à une étonnante résurrection… Initiée en France par Tahra, aux Etats-Unis par Arbiter Records, saluée par la critique internationale, poursuivie par l’Association Blanche Selva, la réédition d’une grande partie de ses témoignages sonores, leur diffusion sur les ondes de nombreux pays, d’Hilversum à Genève, de Bucarest à Tokyo, leur intégration officielle, enfin, aux collections de l’IPAM (Université du Maryland) ainsi qu’aux travaux du Centre de Recherches pour l’Etude et l’Histoire de la musique enregistrée du King’s College de Londres replacèrent l’interprète sur le devant de la scène au point de susciter la mise en ligne par Wikipedia d’une vita brevis désormais disponible en dix langues, dont le turc, le polonais, le finnois, l’hébreu et le japonais, là où les amateurs n’avaient longtemps eu à se satisfaire que de renseignements approximatifs ou de notices succinctes. Un double vide se comblait ainsi.

Nous constations nous-mêmes en 1999, à Bloomington, que la somme des écrits consacrés à Lazare-Lévy n’avait pas atteint cinq pages au cours des trente-cinq années écoulées depuis sa disparition, ces textes étant souvent remplis d’erreurs flagrantes. Alors, la biographie de Solomon par Bryan Crimp, la précieuse mise en perspective de Charles Timbrell (French Pianism) faisaient seules exception en la matière. Avant qu’il ne soit révisé par Robert Laffont, le Dictionnaire des interprètes d’Alain Pâris affirmait qu’Alfred Cortot demeurait « l’élève le plus connu » de son camarade de classe et cadet de cinq ans, ce dans la ville même où les deux hommes avaient été les disciples et Premiers Prix de Louis Diémer moins de cent ans plus tôt. D’autres se contentaient de perpétuer les inventions commises par leurs prédécesseurs, sans souci de vérité. Mieux appréciée de nous, objet de travaux universitaires, l’existence de Lazare-Lévy est à présent bien documentée, de ses débuts d’enfant prodige sous la férule de la famille d’Henryk Wieniavski aux tournées qu’il réalisa au Japon au nom de la République Française (1950-1954).

Personnalité discrète mais incontestable du monde musical de son temps, Lazare-Lévy s’affirma triplement comme ambassadeur culturel, comme concertiste et maître. Ce dernier aspect de sa carrière, déployée sur plus de six décennies, est certes le mieux connu de celle-ci à l’heure actuelle, puisque la descendance du pédagogue constitue l’un des apports les plus significatifs à l’histoire contemporaine de son art. Au conservatoire ou en privé, en partie ou en totalité, Lazare-Lévy aura effectivement formé des personnalités aussi éminentes et contrastées que Clara Haskil, Solomon, Monique Haas, Alexandre Uninsky, Lélia Gousseau, Jean Hubeau, Vlado Perlemuter, France Clidat, Reine Gianoli, Yvonne et Jeanne Loriod, André Tchaïkovsky, Kazuko Yasukawa, Chieko Hara, Henri Barda, John Cage, Lukas Foss, Ernesto Hallfter, Marcel Dupré, Valentin Gheorghiu, Michaël Levinas, Maurice Ohana, Kazimierz Serocki, Oskar Morawetz, Sviatoslav Soulima-Stravinsky, Odette Gartenlaub, Jean-Joël Barbier, Jacques Genty, Janine Dacosta, Robert Veyron-Lacroix, Louis-Noël Belaubre, Georges Savaria, Ruth Slenczynska, Gustave Cloëz, Michel Plasson, Vitya Vronsky, Micheline Ostermeyer, Georges Rabol, Anna-Stella Chic, João de Sousa-Lima, Jean Langlais, Huguette Dreyfus, Agnelle Bundervoët (…) – ou le jazzman Stéphane Mougin, l’homme qui recruta Django Reinhardt et convainquit Stéphane Grapelli de se lancer dans sa voie.

Remarquable s’il en est, ce tableau d’honneur ne devrait pas occulter que Lazare-Lévy donna son premier concert en 1898, au Théâtre du Châtelet, en compagnie d’un certain Jacques Thibaud ; qu’il se fit entendre à 20 ans à la Philharmonie de Berlin, qu’il accompagnait régulièrement Franz von Vecsey, Ida Ekman, Felia Litvinne, Pablo Casals, Aino Ackté, et se produisit dans l’Europe entière sous la baguette de Paray, Bigot, Munch, Pierné, Georgescu, Weingartner et Mitropoulos. Lazare-Lévy fut un proche de Ferrucio Busoni, qu’il considérait comme son maître à l’instar de Louis Diémer ; d’Isaac Albéniz, dont il joua les redoutables parties d’Ibería à mesure que le Catalan, qui lui adressait ses meilleurs élèves, en dévoilait les cahiers (1905-1909) ; de Camille Saint-Saëns, encore, qui lui écrivit en 1903 : « A un mécanisme parfait vous joignez la compréhension la plus intime de la musique et c’est tout de ce qu’il y a de plus rare. Il est impossible de mieux jouer Chopin, je crois. Quant à l’Etude en forme de valse, j’en suis sûr, en étant l’auteur ».

Fervent défenseur de Liszt, interprète historique de Ravel et d’Enesco (ses camarades dans la classe de contrepoint et fugue d’André Gedalge), Lazare-Lévy créa des œuvres de Manuel de Falla, Jean Huré, Georges Migot, Joaquin Turina, Jean Rivier, Darius Milhaud... Ses propres quatuors à cordes, imprimés à Paris, Londres et Philadelphie, furent donnés en première audition par Joseph Calvet et Robert Quattrocchi. Il compte également au nombre des rares pianistes français qui jouaient les Sonates de Brahms (dès 1900), la Sonate pour violoncelle de Rachmaninov, Vers la flamme de Scriabine, ou la Sonate D. 960 de Schubert que Paris jugeait « pénible et répétitive » au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Dans la mesure aussi où il formera certainement la dernière parution d’intérêt dédiée à Lazare-Lévy – encore qu’il soit toujours possible d’altérer le profil d’un artiste en publiant des rebuts ou des bribes – il faut donc saluer comme il convient ce disque que Meloclassic, fidèle à sa jeune tradition d’excellence, publie aujourd’hui au cœur d’une salve riche et française d’inédits (Samson François, Monique Haas, Lélia Gousseau… : de nombreux autres s’annoncent). Essentielle à notre connaissance du pianiste, cette contribution se distingue d’abord par sa dimension patrimoniale.

A proprement parler, le legs « phonographique » de Lazare-Lévy, et nous visons bien ici un volume musical global, est plus vaste qu’on ne le soupçonnerait de prime abord, surtout à la lumière des lignes qui précèdent – le pianiste ayant beaucoup joué à la radio dès le début des années 1930. En participant au concert inaugural du 13 mars 1934, Lazare-Lévy fut d’ailleurs le tout premier soliste d’Inghelbrecht et de l’Orchestre National de France, comme il se nomme aujourd’hui. Consigné sur divers supports, connu des seuls chercheurs, des archivistes et d’une poignée de collectionneurs, cet héritage pose néanmoins problème en raison de l’état variable de sa conservation matérielle, de sa redondance interne voire de sa « légèreté » relative, sans parler même de sa qualité sonore qui renvoie souvent le producteur à l’éternel dilemme, connu de tout restaurateur : faut-il se risquer à une copie droite, difficilement audible ? S’acharner à récupérer une bande mutilée, une laque décapée ? Peut-on considérer que l’interprétation prime sur le pleurage, un instrument désaccordé ? Faut-il courir le risque d’un filtrage, même minime, affectant aussitôt les harmoniques, les fréquences, les couleurs, l’équilibre initial ? Des implications morales d’un sauvetage sur CD… auquel le CEDAR – O tempora, ô mores ! – apporte ailleurs autant de réponses simples, ignobles, définitives.

Ennemi de cette forme paradoxale de prolongement de soi, Lazare-Lévy ne chercha jamais à graver des cycles complets d’œuvres de Bach, Schumann ou Chopin de façon professionnelle, ni même à amplifier sa collaboration avec La Voix de son maître au moment où le contexte et sa réputation l’eussent sinon décidé, du moins autorisé à le faire. Cette vérité paraîtra surprenante, mais exceptés les 78 tours Gramophone, la masse d’enregistrements légués par Lazare-Lévy tient au fond largement du hasard : ce « pirate » canadien paru sans l’aval de l’intéressé sous étiquette Rococo (en réalité, une démonstration enregistrée par un élève dans un cadre privé) en fournit la preuve la plus éclatante. Les mélomanes ne peuvent que déplorer l’absence, sous ses doigts, d’un Concerto en ré mineur de Bach révisé par Busoni, d’une Wanderer-Fantaisie orchestrée par Liszt, du Concerto de Schumann, d’un concerto de Saint-Saëns (fa majeur, do mineur), ou de Mozart (ré mineur, do mineur, la majeur), de l’ensemble des Etudes d’exécution transcendante de Liszt, d’une grande Sonate de Beethoven (l’op. 109, l’op. 110, par exemple), du Tombeau de Couperin, ou des Préludes, des Images, des Estampes de Debussy – autant d’œuvres ou de cycles qu’il présentait régulièrement en concert. Mais Lazare-Lévy préféra diffuser sur les ondes, en divers endroits, à plusieurs reprises, la Berceuse de son cru qu’il jouait à son petit-fils pour l’endormir… Question de tempérament. Faute, ainsi, d’avoir voulu ériger sa propre stèle (c’est qu’un maître croit aussi plus volontiers en la perpétuation vivante de son enseignement), faute d’avoir planifié ses prestations radiophoniques, géré ses apparitions de façon consciente, ou dialogué avec le producteur adéquat, Lazare-Lévy ne lègue pas moins de quatre versions différentes des Kreisleriana, plusieurs versions des mêmes pièces de Mozart, Chopin, Rameau et Couperin, plusieurs exécutions de ses propres Etudes, Sonatines et Valses, simplement parce que ces pièces figuraient à son répertoire ou se prêtaient, par leurs dimensions, au calibrage d’un programme. Ce corpus documentaire s’avère en outre hétégorène sur le plan de la réalisation technique. L’archéologue ne s’en trouve ici que plus démuni. En parallèle, certaines traces « prometteuses » du jeu de Lazare-Lévy sont hélas !, irrémédiablement perdues, comme ces exécutions consignées sur de fragiles acétates, trop endommagées pour être exploitées, d’œuvres de Reynaldo Hahn, Déodat de Séverac et Claude Debussy, trois contemporains que le pianiste avait connus et entendus.

Enregistrés sur le vif à Paris, Lausanne et Varsovie, en concert ou en studio, les inédits que présente Meloclassic témoignent des derniers moments de l’activité de Lazare-Lévy, saisi là entre sa 67ème et sa 81ème année sur six instruments différents. Ils donnent pour la première fois l’opportunité de l’entendre au sein d’un orchestre ainsi que dans une page de musique de chambre.

Très éprouvé sous l’Occupation par son renvoi du Conservatoire en application des lois antisémites de l’Etat Français, par la destruction de son appartement, son basculement dans la clandestinité, par la mort, surtout, dans les camps d’extermination, d’une vingtaine de membres de sa famille (parmi lesquels figure son fils Philippe, résistant du réseau Combat, déporté à Auschwitz par le convoi n° 71 du 13 avril 1944, Mort pour la France), l’interprète manifeste certes plus de nervosité qu’aux temps de son âge d’or. « Le trac est pour moi chose nouvelle », disait-il. L’auditeur attentif comparera cependant ces témoignages avec ceux que lèguent Yves Nat ou Alfred Cortot durant la dernière phase de leur carrière.

Il est touchant d’entendre Lazare-Lévy interpréter, moins d’un an avant sa disparition, cette pièce emblématique de l’école française de clavecin, L’Entretien des muses de Rameau (1724), dont Louis Diémer, son maître, avait été l’éditeur et l’artisan de la redécouverte en France après Farrenc et Lefroid de Méreaux. Octogénaire, Lazare-Lévy fait encore preuve d’un art des attaques, du toucher, d’une indépendance des plans, d’une science des timbres qui servent la beauté de cette page raffinée : délicatesse de la ligne mélodique, variété des ornements (tremblements, pincés, coulés), marqués comme il se doit sur le temps.

Durant l’hiver 1955, Jerzy Zurawlew avait invité Lazare-Lévy à siéger au jury du Concours Chopin de Varsovie, aux côtés de Stefan Askenase, d’Arturo Benedetti Michelangeli, Louis Kentner, Witold Lutoslawski, Marguerite Long, Lev Oborin, Bruno Seidlhofer, Yakov Zak et Carlo Zecchi. On se souvient que cette cinquième édition (22 février-21 mars) couronna Adam Harasiewicz, Vladimir Ashkenazy et Fou T’Song. Le Français avait déjà été l’hôte du Concours en 1937 et en 1949, et ses débuts en récital à Varsovie remontaient à 1904. Conformément à l’usage observé depuis 1927 par les membres de l’aréopage (Michelangeli s’y plia lui-même les 13, 24, 27 et 31 mars, par exemple), Lazare-Lévy se produisit en marge de la compétition dans la grande salle de la philharmonie : Fantaisie en do mineur, Sonate en do majeur K. 330 de Mozart, Fantasiestücke et Kreisleriana de Schumann, Prélude, Fugue et Variations de César Franck dans l’arrangement d’Harold Bauer, Lis naissans et Rozeaux de Couperin, trois des Pièces pittoresques de Chabrier suivis de plusieurs morceaux de sa composition, l’ensemble ayant été enregistré par les micros de la Radio polonaise.

Meloclassic présente ici la pièce de Franck et la Sonate de Mozart (« l’œuvre dans laquelle chacun sait depuis longtemps que Lazare-Lévy excelle », notait Bréard dans Le Courrier musical en avril 1918, en un temps où l’œuvre du compositeur salzbourgeois trouvait peu de défenseurs dans notre pays). Pour Maurice Senart, dès 1915, celui-ci avait entrepris l’édition complète des Sonates pour clavier. Mozart, avec Schumann, fut certainement le compositeur dont il se sentait le plus proche, encore qu’il disait aussi à la classe : « Il en est trois dont je ne saurais me passer : Bach, Beethoven et Chopin ». Idéalement, pour être savourée à sa juste valeur, cette Sonate jouée à Varsovie devrait être placée en regard de celle, plutôt sèche, qui figure en face B du disque Ducretet : la redondance n’est qu’apparente, et l’éditeur a bien fait de retenir ce couplage.

Antithèse du pointillisme tactile, du perlé, le jeu souple et profond de Lazare-Lévy reposait sur un legato assoluto e cantabile contrôlé par l’oreille, assuré tant par l’emploi de doigtés pragmatiques (« Dix doigts au lieu de deux mains ») nés de l’intelligence musicale du texte, que par l’utilisation du poids naturel des bras – architecture ferme de la main sur l’ivoire favorisée par l’assise, doigts portant sur la pulpe plutôt que sur l’ongle, latéralement calés sur les touches dont la position enfoncée sert de plan de référence, et actionnés plus volontiers au niveau de l’articulation métacarpo-phalangienne ; réglage de la dynamique (attaques, nuances, appuis et liaisons) effectué au moyen de l’appareil brachial entier, de l’épaule à l’empreinte digitale, par la détente du corps, la liberté des poignets et des coudes. Molto espresso et cantabile, l’Opus 18 de Franck, plutôt malmené, avouons-le, par la détérioration de l’oxyde de fer sur le ruban, donne idée de ce qu’aura dû être le jeu de Lazare-Lévy dans Bach ou les structures complexes de type polyphonique : lisible, large et majestueux. Dédicataire du Gaspard de la nuit de Ravel, Harold Bauer, un violoniste à l’origine, fut le premier interprète des Children’s Corner de Debussy (1908). C’est à cette époque qu’il se lia d’amitié avec Lazare-Lévy. Amitié vive et durable : une longue lettre échangée entre les deux hommes montre comment Lukas Foss fut introduit par le premier auprès des cercles musicaux américains sur l’enthousiaste recommandation du second, aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans la période récente, Stefen Hough, Jordi Maso et Arcadi Volodos ont contribué à remettre à l’honneur la musique pour piano de Frederic Mompou (1893-1987), que Magda Tagliaferro, Arturo Benedetti Michelangeli avaient popularisée en leur temps à l’instar de Leopoldo Querol ou d’Henriette Roger (laquelle est connue en Espagne sous son nom marital de Puig-Vinyals).

Scellée en 1912 à Paris, l’amitié profonde qui unit Mompou et Lazare-Lévy se renforça encore, dans les années 1950, de leur participation commune au festival qu’Alexandre Tansman avait fondé à Saint-Jacques de Compostelle, où se retrouvaient les fidèles Alicia de Larrocha, Gaspar Cassado, Chieko Hara et Andrès Segovia. Cette exécution des Impressions intimes par Lazare-Lévy [3 juin 1951] est de fait d’autant plus précieuse qu’elle constitue, avec l’exécution légèrement différente de Gonzalo Soriano (Ducretet-Thomson, 255 C 092), notre seul témoignage sonore de la version primitive de cette œuvre de jeunesse (1911-14) que Mompou remania profondément en 1959, lui-même devant finalement l’enregistrer à Barcelone, au Casino de l’Alianca del Poblenou, à l’âge de 81 ans. L’écoute comparative de ces trois versions, auxquelles on adjoindra celle d’Alicia de Larrocha (captée le 20 juin 1988 en concert à Grenade) révèle l’ampleur des retouches apportées par le Catalan aux harmonies initiales des Impressions, et moins d’ailleurs des Impresiones – les planches de l’Unión músical española attestent que le titre d’origine est français, en dépit de l’usage qui prévaut.

L’examen attentif du manuscrit autographe, recoupé par la correspondance échangée entre Mompou et Lazare-Lévy, montre surtout que ce dernier provoqua une partie importante des modifications opérées ultérieurement par le compositeur, y compris même s’agissant de l’appellation des mouvements.

« Paris, 10 décembre 1950

Cher ami,

Je veux mettre (ou plutôt remettre) à mon répertoire vos délicieuses Impressions intimes. Votre musique est une des seules (je pèse bien mes mots) qui ne porte pas l’horrible signe de la surenchère. Vous dites exactement ce que vous avez à dire et ce que vous dites est d’une rare qualité. Certains des signes que vous employez m’embarrassent toutefois quelque peu :

(1) Que signifient les points placés entre deux notes ?

Ex. : nº 3 (en ré bémol, mes. une et suivantes)

[Dans son édition révisée de 1959, Mompou devait remplacer ces points par l’indication ten. (tenuto), correctement portée au-dessus de la note à tenir]

(2) Vos rit.[enuto] sont clairement indiqués par une ligne horizontale mais pourquoi ce RR –––––– à la fin du nº 4 ?

Et les titres ?

Ignorant totalement le catalan (et même l’espagnol !), j’aimerais en connaître la traduction française exacte :

Adeu = adieu ? [« au revoir »]

Planys (2) = plaines ? [« plaintes » !]

Sencill (nº 3) [« sénatorial »] ?

Rien à dire pour le n° 4 [« Secreto »]

Ocell trist = oiseau triste (singulier ou pluriel ?) [s’il n’était hispanophone, Lazare-Lévy prouvait par là qu’il connaissait néanmoins le Cant dels ocells orchestré par son ami Casals]

La Barca (la barque)

Breçol : berceuse, est-ce exact ? [cançó de bressol » ; remplacé par le castillan Cuna en 1959]

Rien à dire pour Secret et Gitana.

[Les titres de l’édition actuelle sont les suivants : Lent, Andante, Inquieto, Agitato, Pájaro Triste (Andante), La Barca, Cuna, Secreto (Lento), Gitano (Inquieto-ritmado)]

Pardonnez-moi si je vous ennuie avec cela mais je tiens à être votre fidèle exécutant (je hais le mot ‘interprète’).

Bien vôtre, Lazare Lévy »

Profitant de la présence à Paris du compositeur et de son épouse, attestée par les photographies datées des Fonds de la Bibliothèque de Catalogne, Lazare-Lévy soumit à Mompou son « exécution » des Impressions intimes au début de l’année 1951, soit quatre mois avant d’enregistrer l’œuvre en Suisse, dans le salon de son domicile de la rue Marbeau. Le 1er février, le pianiste français reçut du compositeur un exemplaire de sa nouvelle Canción y danza rehaussée de la mention suivante : « A mon excellent et fidèle… exécutant : Lazare-Lévy, en toute admiration et très amicalement, F. Mompou ». On ignore si Mompou était présent salle Erard, en mars 1939, lorsque Lazare-Lévy y joua les Impressions intimes. Avec elles, le programme soliste du disque touche à sa fin.

L’affiche qui suit est surprenante et splendide : Ulysse Delécluse (clarinette), Pierre Pierlot (hautbois), Gilbert Coursier (cor), Fernand Oubradous (basson), unis à Lazare-Lévy dans la salle de l’ancien Conservatoire de Musique et de Déclamation le 12 février 1950 pour interpréter le Quintette en mi bémol K. 452 de Mozart. Suscité par Claude Delvincourt, ce témoignage est enlevé, et contraire en cela à l’idée que d’aucuns se font du Mozart prétendûment compassé de l’époque, en dépit de problèmes mineurs d’attaque ou de mise en place des bois. Les discophiles, français ou autres, ne manqueront pas de mesurer cette version à l’interprétation que Lili Kraus, les mêmes Pierre Pierlot et Gilbert Coursier, renforcés par Paul Hongne et Jacques Lancelot, devaient graver pour Henri Screpel en 1955 sous la direction artistique ô combien sûre d’André Charlin. Comparaison documentaire à tout point de vue, technique y compris, puisqu’elle oppose ici les acétates à la bande, et le direct au studio.

Le 6 mars 1958, Lazare-Lévy donnait son dernier concert public à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées. Le destin voulut qu’il se produisît dans la salle même où il avait assisté quarante-cinq ans plus tôt au scandale de la création du Sacre de Stravinsky et qu’il y jouât surtout l’œuvre que César Franck avait offerte en dédicace à Diémer, au cours d’une cérémonie destinée à célébrer les quatre-vingts ans de Gustave Samazeuilh (1877-1967), ancien élève de Bordes et d’Indy, antisémite notoire et membre du groupe « Collaboration » dont Max d’Ollone avait été l’âme. On se demande comment le compositeur réagit en apprenant l’identité de qui se chargerait d’honorer la mémoire de l’auteur des Djinns. L’annonce est dite là par Jean Toscane, de son vrai nom Jean Auxierre (1890-1961), l’une des voix les plus familières de l’ORTF. Né à Béziers de parents buraliste et professeur de mathématiques, Toscane fut l’élève de deux acteurs illustres de la Comédie-Française, Edouard de Max et Mounet-Sully. Dès 1923, il devint l’animateur principal de Paris PTT, dont les studios étaient sis au 103, rue de Grenelle, et dont l’émetteur de Villebon fut volontairement détruit avant l’entrée des troupes de la Wehrmacht dans Paris. Présentateur vedette de la Radiodiffusion Nationale (RN), antenne de l’Etat Français, Jean Toscane devait étrangement produire La Voix d’Israël aux côtés du compositeur Léon Algazi (1890-1971), maître de chapelle de la Grande Synagogue de Paris. Tant de télescopages sur le même document appelaient cette note de bas de page.

La direction quelquefois désinvolte de Tony Aubin a ceci de plaisant qu’elle illumine, par contraste, le jeu de Lazare-Lévy, notamment son exposition du thème solo, modèle de conduite vocale et de registration des plans. L’un des arrangements que le pianiste pratique (en somme, une simple transposition de motifs : écoutez bien) provient à n’en pas douter de Diémer (un organiste !), puisqu’elle est également préconisée par Cortot. On constate au passage que Lazare-Lévy possédait de grandes mains, en plus d’une technique demeurée sûre (écarts, déplacements rapides, doubles-octaves) : secours appréciable, puisqu’en 1958 le pianiste était presque entièrement frappé de cécité. Trois mesures sont manquantes en raison d’un mauvais raccord opéré sur l’original. Les voix des élèves, qui du fond de la salle parviennent à couvrir les applaudissements du public de leurs bravi, ont quelque chose de poignant.

En bis, issu du concert de février 1950, et chanté par Georges Jouatte – gloire de l’Opéra, héros du Requiem de Berlioz que Charles Munch avait monté sous l’Occupation (26 novembre 1943) – ce même Jouatte que Koussevitzky dirigera quelques mois plus tard, le 25 mai 1950, aux côtés de Janine Micheau, Solange Michel et Charles Cambon dans cette 9e de Beethoven désormais bien connue, voici Clair de lune de Fauré, sur le poème éponyme de Verlaine tiré des Fêtes galantes

 

Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmant masques et bergamasques,

Jouant du luth, et dansant, et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques.

 

Tout en chantant sur le mode mineur

L’amour vainqueur et la vie opportune,

Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

 

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d’extase les jets d’eau,

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

 

… Tout un pan de l’histoire du piano français, refermé sur ce joyau.

 

 

 

Meloclassic MC 1025


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